30.8.06

De la misère symbolique

La question politique est une question esthétique, et réciproquement : la question esthétique est une question politique. J'emploie ici le terme "esthétique" dans son sens le plus vaste. Initialement, aisthésis signifie sensation, et la question esthétique est celle du sentir et de la sensibilité en général.

Je soutiens qu'il faut poser la question esthétique à nouveaux frais, et dans sa relation à la question politique, pour inviter le monde artistique à reprendre une compréhension politique de son rôle. L'abandon de la pensée politique par le monde de l'art est une catastrophe.

Je ne veux évidemment pas dire que les artistes doivent "s'engager". Je veux dire que leur travail est originairement engagé dans la question de la sensibilité de l'autre. Or la question politique est essentiellement la question de la relation à l'autre dans un sentir ensemble, une sympathie en ce sens.

Le problème du politique, c'est de savoir comment être ensemble, vivre ensemble, se supporter comme ensemble à travers et depuis nos singularités (bien plus profondément encore que nos "différences") et par-delà nos conflits d'intérêts.

La politique est l'art de garantir une unité de la cité dans son désir d'avenir commun, son individuation, sa singularité comme devenir-un. Or un tel désir suppose un fonds esthétique commun. L'être-ensemble est celui d'un ensemble sensible. Une communauté politique est donc la communauté d'un sentir. Si l'on n'est pas capable d'aimer ensemble les choses (paysages, villes, objets, oeuvres, langue, etc.), on ne peut pas s'aimer. Tel est le sens de la "philia" chez Aristote. Et s'aimer, c'est aimer ensemble des choses autres que soi.

Pour autant, l'esthétique humaine a une histoire et est donc une incessante transformation du sensible. Manet rompant avec la tradition est la pointe d'un sentir qui n'est pas partagé par tous - d'où les conflits esthétiques qui se multiplient à partir du XIXe siècle. Mais ces conflits sont un processus de construction de la sympathie qui caractérise l'esthétique humaine, une créativité qui transforme le monde en vue de bâtir une nouvelle sensibilité commune, formant le nous interrogatif d'une communauté esthétique à venir. C'est ce que l'on peut nommer l'expérience esthétique, telle que l'art la fait - comme on parle d'expérience scientifique : pour découvrir l'altérité du sentir, son devenir porteur d'avenir.

Or je crois que, de nos jours, l'ambition esthétique à cet égard s'est largement effondrée. Parce qu'une large part de la population est aujourd'hui privée de toute expérience esthétique, entièrement soumise qu'elle est au conditionnement esthétique en quoi consiste le marketing, qui est devenu hégémonique pour l'immense majorité de la population mondiale - tandis que l'autre partie de la population, celle qui expérimente encore, a fait son deuil de la perte de ceux qui ont sombré dans ce conditionnement.

C'est au lendemain du 21avril 2002 que cette question m'a en quelque sorte sauté à la figure. Il m'est apparu ce jour-là, dans une effrayante clarté, que les gens qui ont voté pour Jean-Marie Le Pen sont des personnes avec lesquelles je ne sens pas, comme si nous ne partagions aucune expérience esthétique commune. Il m'est apparu que ces hommes, ces femmes, ces jeunes gens ne sentent pas ce qui se passe, et en cela ne se sentent plus appartenir à la société. Ils sont enfermés dans une zone (commerciale, industrielle, d'"aménagements" divers, voire rurale, etc.) qui n'est plus un monde, parce qu'elle a décroché esthétiquement.

Le 21 avril a été une catastrophe politico-esthétique. Ces personnes qui sont en situation de grande misère symbolique exècrent le devenir de la société moderne et avant tout son esthétique - lorsqu'elle n'est pas industrielle. Car le conditionnement esthétique, qui constitue l'essentiel de l'enfermement dans les zones, vient se substituer à l'expérience esthétique pour la rendre impossible.

Il faut savoir que l'art contemporain, la musique contemporaine, les intermittents du spectacle, la littérature contemporaine, la philosophie contemporaine et la science contemporaine font souffrir le ghetto que forment ces zones.

Cette misère n'affecte pas simplement les classes sociales pauvres : le réseau télévisuel, en particulier, trame comme une lèpre de telles zones partout, concrétisant ce mot de Nietzsche : "Le désert croît." Pour autant, tous ne sont pas exposés également à la maladie : d'immenses pans de la population vivent dans des espaces urbains dénués de toute urbanité, tandis qu'une minuscule minorité peut jouir d'un milieu de vie digne de ce nom.
Il ne faut pas croire que les nouveaux misérables sont d'abominables barbares. Ils sont le coeur même de la société des consommateurs. Ils sont la "civilisation". Mais telle que, paradoxalement, son coeur est devenu un ghetto. Or ce ghetto est humilié, offensé par ce devenir. Nous, les gens réputés cultivés, savants, artistes, philosophes, clairvoyants et informés, il faut que nous nous rendions compte que l'immense majorité de la société vit dans cette misère symbolique faite d'humiliation et d'offense. Tels sont les ravages que produit la guerre esthétique qu'est devenu le règne hégémonique du marché. L'immense majorité de la société vit dans des zones esthétiquement sinistrées où l'on ne peut pas vivre et s'aimer parce qu'on y est esthétiquement aliéné.

Je connais bien ce monde : j'en viens. Et je sais qu'il est porteur d'insoupçonnables énergies. Mais si elles sont laissées à l'abandon, ces énergies se feront essentiellement destructrices.

Au XXe siècle, une esthétique nouvelle s'est mise en place, fonctionnalisant la dimension affective et esthétique de l'individu pour en faire un consommateur. Il y eut d'autres fonctionnalisations : certaines eurent pour but d'en faire un croyant, d'autres un admirateur du pouvoir, d'autres encore un libre-penseur explorant l'illimité qui résonne dans son corps à la rencontre sensible du monde et du devenir.

Il ne s'agit pas de condamner, bien loin de là, le destin industriel et technologique de l'humanité. Il s'agit en revanche de réinventer ce destin et, pour cela, d'acquérir une compréhension de la situation qui a conduit au conditionnement esthétique et qui, si elle n'est pas surmontée, conduira à la ruine de la consommation elle-même et au dégoût généralisé. On distingue au moins deux esthétiques, celle des psycho-physiologues, qui étudie les organes des sens, et celle de l'histoire de l'art, des formes artéfactuelles, symboles et oeuvres. Alors que l'esthétique psycho-physiologique apparaît stable, l'esthétique des artefacts ne cesse d'évoluer à travers le temps. Or la stabilité des organes des sens est une illusion en ce qu'ils sont soumis à un processus incessant de défonctionnalisations et refonctionnalisations, précisément lié à l'évolution des artefacts.

L'histoire esthétique de l'humanité consiste en une série de désajustements successifs entre trois grandes organisations qui forment la puissance esthétique de l'homme : son corps avec son organisation physiologique, ses organes artificiels (techniques, objets, outils, instruments, oeuvres d'art), et ses organisations sociales résultant de l'articulation des artefacts et des corps.

Il faut imaginer une organologie générale qui étudierait l'histoire conjointe de ces trois dimensions de l'esthétique humaine et des tensions, inventions et potentiels qui en résultent.

Seule une telle approche génétique permet de comprendre l'évolution esthétique qui conduit à la misère symbolique contemporaine - où, il faut bien sûr l'espérer et l'affirmer, une force nouvelle doit se cacher, aussi bien dans l'immense ouverture de possibles que portent la science et la technologie que dans l'affect de la souffrance elle-même.

Que s'est-il passé au XXe siècle quant à l'affect Au cours des années 1940, pour absorber une surproduction de biens dont personne n'a besoin, l'industrie américaine met en oeuvre des techniques de marketing (imaginées dès les années 1930 par Edward Barnay, un neveu de Freud) qui ne cesseront de s'intensifier durant le XXe siècle, la plus-value de l'investissement se faisant sur les économies d'échelle nécessitant des marchés de masse toujours plus vastes. Pour gagner ces marchés de masse, l'industrie développe une esthétique où elle utilise en particulier les médias audiovisuels qui vont, en fonctionnalisant la dimension esthétique de l'individu, lui faire adopter des comportements de consommation.

Il en résulte une misère symbolique qui est aussi une misère libidinale et affective, et qui conduit à la perte de ce que j'appelle le narcissisme primordial : les individus sont privés de leur capacité d'attachement esthétique à des singularités, à des objets singuliers.

Locke comprit au XVIIe siècle que je suis singulier à travers la singularité des objets avec lesquels je suis en relation. Je suis le rapport à mes objets en tant qu'il est singulier. Or le rapport aux objets industriels, qui par ailleurs se standardisent, est désormais standardisé et catégorisé en particularismes qui constituent pour le marketing des segments de marché tout en transformant le singulier en particulier. Car les techniques audiovisuelles du marketing conduisent à faire que progressivement, mon passé vécu, à travers toutes ces images et ces sons que je vois et que j'entends, tend à devenir le même que celui de mes voisins. Et la diversification des chaînes est elle aussi une particularisation des cibles - raison pour laquelle elles tendent toutes à faire la même chose.

Mon passé étant de moins en moins différent de celui des autres parce que mon passé se constitue de plus en plus dans les images et les sons que les médias déversent dans ma conscience, mais aussi dans les objets et les rapports aux objets que ces images me conduisent à consommer, il perd sa singularité, c'est-à-dire que je me perds comme singularité.

Dès lors que je n'ai plus de singularité, je ne m'aime plus : on ne peut s'aimer soi-même qu'à partir du savoir intime que l'on a de sa propre singularité. Si notre singularité est détruite, notre amour de nous-même est détruit.
Quant à l'art, il est l'expérience et le soutien de cette singularité sensible comme invitation à l'activité symbolique, à la production et à la rencontre de traces dans le temps collectif.

L'amour propre que rend possible la singularité de l'individu, et que, dans la psychanalyse, on appelle le narcissisme, est la condition de l'amour des autres. Si je ne m'aime pas moi-même, je ne peux aimer les autres. C'est pourquoi le tueur de Nanterre, Richard Durn, est un exemple de ce vers quoi nous allons : un exemple du genre de passages à l'acte à quoi conduit la misère symbolique, anticipant cet autre passage à l'acte que fut le 21 avril 2002.

Voilà en quoi la question esthétique et la question politique n'en font qu'une.

Bernard Stiegler est philosophe, directeur de l'institut de recherche et de coordination acoustique/musique (Ircam).

source: Bernard Stiegler - LE MONDE | 10.10.03

28.8.06

Petites plumes pointues

Dans tous les coins de France, des émules du Canard enchaîné disent tout haut ce que les journaux locaux ne peuvent ou ne veulent pas dire. Avec férocité et drôlerie, mais, souvent, au prix de la précarité économique.

Il y a l'irrégulomadaire de la région nantaise, La Lettre à Lulu, autoproclamée «sale gosse» de la presse locale. Ou L'Agglorieuse, hebdomadaire montpelliérain au fait de tout ce qui se trame dans l'ombre du «grand satrape de Septimanie», alias Georges Frêche, président de la région Languedoc-Roussillon. Et aussi, à Toulouse, Le Satiricon, trimestriel sous-titré en hommage à Claude Nougaro «Lou journal des mémés qui aiment la castagne». Et bien d'autres encore, de L'Asperge de Colmar au Testu d'Aurillac, «le journal qui n'hésite pas à se mettre à dos ses propres lecteurs». Effrontés, incisifs, accros du calembour - fût-il douteux, à l'instar de Pourrie Normandie, aujourd'hui rendu à l'état de blog - ou vaguement programmatique, comme ce Ravi de Marseille qui refuse qu'on lui raconte des fadaises, tous entendent, selon la formule du Poivre rouge, né à Bordeaux, «épicer une actualité déjà brûlante».

Canicule ou pas, elle a toute chance de le rester. Pas de risque que La Galipote, «périodique auvergnat d'information critique», desserre l'étau autour du conseiller général d'Eygurande, maire de Laroche-près-Feyt, président de la chambre d'agriculture de Corrèze, épinglé sur quatre pages pour «esclavage moderne en Chiraquie Haute». Ou que Le Ravi cesse de s'intéresser, à sa manière, aux conclusions que la chambre régionale des comptes rendra à l'automne sur «les casseroles du président», à savoir François Bernardini, ancien président PS du conseil général des Bouches-du-Rhône. Feuille de canton, gazette communale ou périodique régional, voire, de plus en plus, webzine, la presse satirique joue à travers l'Hexagone les esprits frappeurs. «Nous revendiquons un droit d'irrévérence», résume le rédacteur en chef du Ravi, Michel Gairaud. Un droit fondé sur l'indépendance absolue et calé sur un principe: dépendre de ses lecteurs, non de la publicité. Une philosophie qui a fait le ton et le succès du Canard enchaîné et de Charlie Hebdo, deux références pour la presse off.

En titrant sur «Les nouveaux esclaves de l'immobilier», La Feuille de Villeneuve-sur-Lot, trente ans de passé satirique, pointe les pratiques des agents immobiliers à l'égard de leurs consultants sous contrat de louage. «Une enquête que nous aurions eu du mal à publier si nous avions des encarts payants d'annonceurs, fait valoir Anne Carpentier, sa directrice-gérante. Mais il y a belle lurette que nous ne faisons plus affaire avec les banques ni avec les assurances ou la grande distribution.»

Le précepte d'indépendance absolue est rude si l'on veut rester économiquement viable. D'autant qu'il y a les procès: à Montpellier, L'Agglorieuse - quatre assignations en quinze jours - est en train d'en faire l'expérience. «La menace d'un procès est une véritable épée de Damoclès. Cela prouverait que l'on dérange, mais c'est trop risqué», fait valoir Enzo Vanzetti, du Poivre rouge. C'est qu'on ne brocarde pas gratuitement. Beaucoup découvrent à leurs dépens qu'une assertion, même vraie, peut porter atteinte à l'honneur si le but poursuivi n'a pas de légitimité. Plaidable? Assurément. Mais tout le monde n'en a pas les moyens. Du coup, certaines feuilles, fragilisées, vivotent ou s'épuisent. D'autres, comme Fakir, lancé en 1999 à l'initiative d'un étudiant de la fac d'Amiens pour «s'occuper» du Journal des Amiénois, magazine municipal taxé de «mensonge par omission et de propagandisme politique», finissent par fusionner ou migrent vers le Web. Malgré le «prix d'ami» de l'imprimeur et les 500 exemplaires vendus dans la Seine-Maritime, le papier était ainsi trop coûteux pour Pourrie Normandie, qui entend demeurer «de mauvaise foi pour traiter l'actualité locale», selon Gilles François, rédacteur en chef.

"La PQR, avec son message trop conventionnel, nous ouvre un boulevard"

Tous ces pourfendeurs de magouilles et de baronnies ont souvent le champ libre. «La PQR [presse quotidienne régionale] fait passer un message trop institutionnel, analyse Tristan Cuche, de L'Agglorieuse. Cela nous ouvre un boulevard.» A Toulon, Cuverville, devenu webzine «paresseux et non militant», se fend d'un commentaire sur la nomination du bâtonnier des avocats du cru, la presse locale ayant omis de rappeler ses engagements au FN puis au MNR. Le Ravi veut que le débat autour de la ligne du futur TGV vers Nice dépasse le cadre local. Nombre de journaleux mènent une double vie: salariés de la PQR pour assurer leurs fins de mois, bénévoles anonymes pour se pencher sur ce que les «titres phares» laissent de côté, contraintes publicitaires obligent. «Etonnant mais logique, tant cette proximité avec le lecteur crée un rapport viscéral, fait valoir Jacques Vermenouze, homme-orchestre de Testu, habitué du porte-à-porte auprès des commerçants du centre-ville d'Aurillac. Tous n'aiment pas ce que je fais, mais tous me lisent. L'hebdo sert de caisse de résonance.»

On a longtemps cru le phénomène marginal. A la multiplication des titres dans la décennie 1970 - suite logique des mouvements contestataires d'après Mai 68 - a succédé un recul lié à l'arrivée de la gauche au pouvoir et au développement des radios libres. Mais, depuis 1995, avec l'essor de la mouvance altermondialiste, il y a comme une résurgence. Au point que les sociologues observent, d'un côté, les titres «antihégémoniques», dénonçant tout à trac l'allégeance des entreprises de presse au monde politico-économique, la recherche du profit et du sensationnalisme, et, de l'autre, les journaux dits «expressivistes», qui refusent l'accaparement de la parole par les professionnels. C'est ce registre «libérateur» qu'avec beaucoup d'autres affectionnent La Mée socialiste de Châteaubriant (Loire-Atlantique) ou La Feuille. «Les gens ont besoin d'une prise de parole, résume Anne Carpentier. On relaie leurs combats.»

La Feuille: (Villeneuve-sur-Lot). «Satire partout en Lot-et-Garonne». Création: 1976. Responsable: Anne Carpentier. Collaborateurs: 5 permanents. Tirage: 6 000 exemplaires, 2 €.Site: www.lafeuille.com

L'Oursaint: Fanzine du canton de Six-Fours (Var). «Le trimestriel qui pique». Création: 2003. Responsable: Damien Doignot. Collaborateurs: 3 permanents, 6 occasionnels. Tirage: jusqu'à 300 exemplaires, 2 €.Site: http://www.loursaint.c.la/

Satiricon: (Toulouse et agglomération). «Lou journal des mémés qui aiment la castagne». Date de création: 1995. Responsable: Sylviane Baudois. Nombre de collaborateurs: «variable». Tirage: 7 000 exemplaires, 2 €.Site: www.satiricon.net

Pumpernickel : Chronique satirique wissembourgeoise. Création: 1995. Responsable: Antoine Michon. Collaborateurs: 10 bénévoles. Tirage: 500 exemplaires, 2 €.Site: http://pumpernickel.over-blog.com

La Lettre à Lulu :(Nantes), «Le sale gosse de la presse nantaise». Création: 1995. Responsable: Nicolas de la Casinière. Collaborateurs: 12 bénévoles. Tirage: 4 000 exemplaires, 2 €.Site: www.lalettrealulu.com

La Galipote : «Périodique auvergnat d'information critique». Création: 1979. Responsable: Roland Provenchère. Collaborateurs: 7 salariés, 80 correspondants. Tirage: 6 000 exemplaires, 5 €.Site: www.la-galipote.org

L'Agglorieuse : (Montpellier et agglomération). «L'hebdo qui sait emballer le poisson». Création: 2002. Responsable: Tristan Cuche. Collaborateurs: 4 «réguliers», 10 «associés». Tirage: 2 000 exemplaires, 1 €.Site: http://www.lagglorieuse.com/

source: Richard de Vendeuil, Chloé Delahaye - L'Express

4.8.06

Retour à la ville

Quitter les villes, revenir à une vie pastorale, serait le meilleur moyen de régler une grande partie des problèmes environnementaux. Faux. Individuellement, que nous vivions à la campagne ou en ville, nous polluons autant. C’est notre mode de vie qui est source de pollution, non l’endroit où nous vivons. Pour polluer moins, nous devons changer de mode de vie, non pas nécessairement déménager. Nous avons même intérêt à vivre en ville : la ville permet des économies d’échelle !

Dans un article publié par NewScientist, Fred Pearce écrit que, au cours du XXe siècle, « les architectes ont construit les villes autour des voitures plutôt que des gens. » Le mode de vie banlieusard qui en a découlé est un désastre écologique. En voulant concilier campagne et ville, il impose des temps de transport de plus en plus longs, donc multiplie les pollutions.

Mais les gens ne fuient pas les centres ville que pour avoir leur bout de jardin, ils fuient aussi pour trouver des loyers moins chers. Il faut donc régler la crise du logement dans les villes. Solution : construire plus dense pour éviter que la surface des villes ne grandissent dangereusement. Pour réduire les transports, il faut rapprocher les gens les uns des autres et les rapprocher de leur lieu de travail. Il faut resserrer le tissus urbain plutôt que le relâcher comme c’est le cas aujourd’hui.

Qui a donc envie de vivre dans une ville super dense ? Personne ? Pas si sûr. Il faut imaginer de nouvelles villes, des écopolis avec jardins suspendus, cascades, éoliennes, panneaux solaires, transports silencieux, immeuble qui laisse passer l’air entre leurs étages pour se ventiler automatiquement… structures lumineuses qui ménagent de vastes espaces de verdure où chacun peut s’isoler tout en étant à proximité des autres. Il faut réintroduire la nature dans la ville, récupérer la place gagnée sur le réseau routier. Est-ce une utopie ? Non la Chine construit une telle ville, Dongtan, dans la banlieue de Shanghai sur l’île de Chongming.

Une écopolis peut-elle être planifiée ? Peut-elle être construire d’après un plan ? Sans doute pas. Les structures complexes, depuis Internet jusqu’aux villes, ont tendance à bourgeonner d’elles-mêmes. Fred Pearce note d’ailleurs que les villes les plus écologiques sont aujourd’hui les bidonvilles. C’est un paradoxe. Les bidonvilles sont souvent d’une insalubrité épouvantable et néanmoins leur empreinte écologique est plus faible que celle de n’importe quelle autre ville à densité équivalente. Il ne s’agit pas alors de nous dire que nous allons vivre dans les bidonvilles mais de s’inspirer de leur mode de construction, quasi organique.

Des millions de gens s’y auto-organisent en créant spontanément un tissu urbain resserré qui se parcourt à pied ou à vélo. Les habitations, qui utilisent abondamment les matériaux recyclés, ne sont pas très élevées, donc naturellement ventilées. Elles sont reliées par des étroites ruelles comme dans les villes du moyen-âge. Certes, leur hygiène est, elle aussi, moyenâgeuse, mais on peut imaginer que si les habitants des bidonvilles étaient plus riches, ils construiraient sans doute des villes idéales, en tout cas très agréables à vivre.

Moralité : c’est en faisant confiance à l’ingéniosité individuelle que nous trouverons la solution aux problèmes complexes de l’urbanisation.

source: Le peuple des connecteurs - Thierry Crouzet

2.8.06

L'homme, cet animal qui s'ignore

Des hommes politiques espagnols proposent d'accueillir les grands singes dans la Charte des droits de l'homme. La mairie de Chicago décide d'interdire le foie gras, accusant le gavage des oies et canards d'être une pratique barbare. Le monde entier s'émeut de la chasse aux phoques canadienne ou de la pêche japonaise à la baleine. Les animaux domestiques représentent un marché de plus de 40 milliards d'euros. Les recherches agronomiques insistent désormais pour que les éleveurs montrent plus d'affection à leurs bêtes, garantie de meilleure santé et de rendements supérieurs.

L'homme se rapproche de l'animal, par émotion ou par intérêt. Les animaux ont désormais droit au respect et au bien-être. Le ton est donné par les pays anglo-saxons, et il finira sûrement par se répandre dans le monde entier. Si l'on n'est pas éthologue (spécialiste du comportement animal) ou écologiste convaincu, cette tendance prête à sourire. Nous avons tous vu un porc se faire égorger en songeant aux promesses d'une belle cochonnaille davantage qu'à la douleur du suidé. Nous sourions à l'âge adulte des petits sévices sadiques perpétrés à nos heures enfantines sur quelques bêtes de passage malchanceuses. La chose est entendue depuis belle lurette : le règne animal est cruel, et il n'est pas choquant de l'être avec lui. De là est née la théorie du vernis culturel : nos comportements (les plus sophistiqués et les plus vertueux) auraient été revêtus au fil de l'histoire de l'humanité.

C'était sans compter avec l'indécrottable habitude des scientifiques de bousculer les nôtres. Car le XXIe siècle a érodé brique par brique le rempart érigé entre nous et les animaux. On avait fini par se persuader que la différence entre l'homme et l'animal, c'est le sourire ou l'humour, le « french kiss » ou l'utilisation d'outil, le langage, l'inconscience de l'avenir, etc. L'éthologue Frans de Waal s'amuse à rappeler cette histoire des exclusivités prétendues de l'homme. Platon, qui aurait dû davantage sortir de sa caverne, définit tôt l'homme comme une créature nue marchant sur deux pattes. Diogène sortit intelligemment de son tonneau pour moquer son confrère lors d'une assemblée, un poulet déplumé à la main : « Voici l'homme de Platon. »

L'homme fut ensuite le seul à confectionner des outils. Jusqu'à ce que les éthologues constatent que le chimpanzé fabrique des baguettes à fourmis. On a vu aussi des corbeaux plier un fil de fer pour en faire un crochet. Vexés, nous nous sommes ensuite rabattus sur le langage avant de découvrir la capacité symbolique de nombreuses espèces. Quant à l'exclusivité de la syntaxe, elle tombe publication après publication. Récemment, une équipe de l'université de Californie a réussi à apprendre à des sansonnets à reconnaître la structure récursive du langage, qui permet dans toutes les langues humaines d'inclure à volonté des ensembles de mots au coeur des phrases.

Dernière frontière, l'empathie

La théorie disait jusqu'alors que cette structure grammaticale est le seul élément du langage qui soit spécifique à l'homme. On sait aujourd'hui que les grands singes ont des capacités de langage évolué préexistantes, mais qu'ils ne les utilisent pas dans la nature. C'est ce qui explique qu'ils se montrent si savants en captivité. Ces dernières années ont abattu une autre barrière, celle des émotions. On sait que les éléphants pleurent avant le cimetière, et les chercheurs documentent la richesse du lien d'attachement des chiots.

Aujourd'hui, la dernière frontière qui nous préserve du ridicule animal serait l'empathie. Or des expériences et des observations récentes sur le singe remettent en question les résultats passés négatifs. En revanche, la question de l'affection est tranchée. Dans un zoo britannique, on a vu un bonobo prendre soin d'un étourneau assommé par un choc contre une vitre. Il emporta ensuite l'oiseau au sommet d'un arbre d'où il le propulsa délicatement pour faciliter son envol. L'étourneau manqua son décollage et tomba dans une mare. Le singe passa une partie de la journée à le protéger de la curiosité de ses camarades avant qu'il ne s'envole définitivement. Cette année, 4 nageurs néo-zélandais ont ainsi été protégés par plusieurs dauphins contre l'attaque d'un requin.

Mais le coup fatal à cette longue lutte de l'humain pour se sortir du genre animal est venu sur le tard, au tournant du XXIe siècle, avec le décryptage du génome humain. Il nous a alors fallu reconnaître que nous partagions 98 % de nos gènes avec les grands singes et, peut-être pire, plus de 80 % avec la souris et 50 % avec les levures. Au vu de ces résultats, on sait maintenant que les gènes ne font pas tout, loin de là. Claude Baudoin, responsable du réseau de recherche des éthologues français, estime que c'est surtout le faible nombre de gènes des êtres vivants au regard du nombre de phénotypes qu'il faut retenir. Un argument pour approfondir les recherches éthologiques et se garder de confondre l'homme et l'animal. D'ailleurs, les sceptiques répondront toujours, avec un sens certain de l'observation, que les animaux n'ont pas inventé le fil à couper le beurre, la radiographie ou l'étui à téléphone portable. Il est difficile aujourd'hui de contester à l'homme sa supériorité sur la nature, au point qu'il est en train de lui imposer une sixième extinction carabinée.

source: Matthieu Quiret - Les Echos