29.10.07

Boire la rosée à la bouteille...

Une « usine de rosée » est en construction en Inde. Elle produit jusqu'à 350 litres d'eau potable par nuit. Gouttelette après gouttelette, la rosée est une formidable source d'eau potable gratuite, un cadeau du ciel qui apparaît partout dans le monde, même dans les zones désertiques, et fait rêver depuis longtemps, d'autant plus dans le contexte des pénuries croissantes annoncées.

Encore faut-il parvenir à recueillir cette eau avec des rendements suffisants et dans des conditions intéressantes d'un point de vue économique.

Ce rêve est en passe de devenir réalité grâce aux recherches initiées il y a une dizaine d'années par Daniel Beysens, directeur de l'Eseme (Equipe du supercritique pour l'environnement, les matériaux et l'espace), un laboratoire commun CEA-ESPCI-CNRS. La première « usine à rosée » est en construction sur la côte aride du Gujarat (nord-ouest de l'Inde). Déjà 850 m2 au sol condensent la rosée sur ce terril d'une mine à ciel ouvert, remodelé sous forme de grandes rigoles. A terme, ce condenseur géant s'étendra sur 12.000 m2.

A première vue, le principe est simple : des tranchées, recouvertes d'un isolant thermique puis d'un film spécial, recueillent la rosée, acheminée vers un réservoir. Filtrée et désinfectée, l'eau est mise en bouteille. Une manne inespérée pour des communautés qui manquent cruellement d'eau.

Refroidissement naturel

Pourtant, beaucoup s'y étaient cassé les dents. « L'idée m'est venue en observant de la buée un matin dans ma voiture, raconte simplement Daniel Beysens. La façon dont les gouttes se formaient, fusionnaient, comment le halo de lumière que j'observais changeait quand je soufflais dessus ! » De la buée à la rosée, il n'y a qu'un pas que ce spécialiste des transitions de phase a vite franchi. Il s'est intéressé au « point de rosée », ce point qu'atteint l'air quand son humidité relative dépasse 100 %. La vapeur d'eau se condense alors. La nuit, il suffit souvent de refroidir une surface de quelques degrés seulement. « Nous avons donc cherché comment réaliser des revêtements qui se refroidissent naturellement, explique-t-il. La clef est venue du refroidissement radiatif, le refroidissement naturel de tout objet lorsqu'il émet des radiations infrarouges. »

L'équipe a ainsi mis au point des revêtements à forte émission infrarouge, incorporables dans des films plastiques (polyéthylène) et récemment dans des peintures. Ils contiennent des microbilles d'oxyde de titane ou de sulfate de baryum, mais aussi un savon alimentaire insoluble pour que les gouttes glissent bien sur la surface. En recouvrant ainsi sols ou toitures, la température du condenseur est abaissée de 4 à 10o C le point de rosée est atteint dès le coucher du soleil et le rendement de condensation nettement accru, jusqu'à 0,7 litre par mètre carré en une nuit.

0,4 euro le mètre carré

« Avec Marc Muselli, de l'université de Corse à Ajaccio, nous avons mené notre première expérimentation en 2000, sur un toit de 30 m2, précise-t-il. D'autres ont suivi, en Croatie, en Polynésie française, en Israël... Cette semaine, nous inaugurons une expérimentation au Maroc, avec l'université d'Agadir : d'ici à un an, de 300 à 500 m2 de toiture ou au sol devraient ruisseler de rosée, donnant 100 à 250 litres d'eau par nuit. Nous sommes aussi en train d'établir une cartographie mondiale des sites de rosée. »
Le projet indien, qui devrait à terme permettre de récupérer entre 1.200 et 6.000 litres d'eau potable selon les nuits, est le plus abouti. Il est mené par Girja Sharan, de l'Indian Institute of Management, en partenariat avec l'Opur (Organisation pour l'utilisation de la rosée), association créée en 1999 par l'infatigable Daniel Beysens. Un autre projet de 600 m2 est en construction 40 km plus loin. L'Opur coordonne toutes ces expérimentations, dans le monde entier.

Combien coûte cette feuille radiative si prometteuse ? « En Europe, autour de 2 euros le mètre carré, promet Daniel Beysens. Les peintures seront un peu plus chères, mais beaucoup plus faciles à mettre en oeuvre. » En Inde, en raison du coût réduit de la main-d'oeuvre, les feuilles reviennent déjà à 0,4 euro par mètre carré. Souhaitons à tous ces projets que le vent ne soit pas trop fort et le ciel clair, conditions idéales pour former de la rosée.


Pour accentuer la condensation de la rosée, des tranchées sont recouvertes d'un isolant thermique et d'un revêtement spécial, capable de se refroidir naturellement pendant la nuit et de laisser glisser les gouttes d'eau. La production d'eau en une nuit peut atteindre 0,7 litre par mètre carré.

Source : Isabelle Bellin - Les Echos 24/04/2007

16.10.07

Un monde sans fruits ni légumes ?

Sur l'ensemble de la planète, les abeilles sont en déclin . Ces pollinisatrices essentielles peuvent-elles disparaître. Bernard Vaissière, spécialiste de la pollinisation à l'INRA, n'exclut pas que les abeilles disparaissent de la planète. Il décrit les bouleversements alimentaires qui en résulteraient.

Il y a cinq ans, j'aurais considéré cette hypothèse comme totalement futuriste. Aujourd'hui, je la prends au sérieux, car le déclin se mesure désormais à l'échelle mondiale. Chez les populations sauvages comme chez l'abeille domestique.

Sur tous les continents, et de plus en plus souvent, les productrices de miel meurent dans des proportions trop importantes à la sortie de l'hiver. En Europe, nombre d'apiculteurs ont dû mettre la clé sous la porte. Aux Etats-Unis, où l'on parle d'un "syndrome d'effondrement des colonies", 25 % du cheptel aurait disparu pendant l'hiver 2006-2007. En ce qui concerne les abeilles sauvages (soit mille espèces différentes en France), le doute a subsisté plus longtemps. Mais le débat a été récemment tranché par deux publications scientifiques. La première, parue dans Science en juillet 2006, démontre que les populations en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas ont considérablement baissé depuis la fin des années 1970. La seconde, émanant de l'Académie des sciences des Etats-Unis, concluait en octobre 2006 au déclin significatif des pollinisateurs en Amérique du Nord (Canada, Etats-Unis, Mexique).

S'il n'y a plus d'abeilles dans le monde, que se passera-t-il ?
Un bouleversement sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Actuellement, plus de 80 % des espèces de plantes à fleurs dans le monde et 80 % également des espèces cultivées en Europe dépendent directement de la pollinisation par les insectes : des abeilles, pour l'essentiel. Le plus souvent, d'autres agents, comme le vent ou l'autopollinisation passive, contribuent également à leur reproduction sexuée. Mais, sans les butineuses, la plupart des cultures n'atteignent plus une production satisfaisante. C'est le cas de nombreuses espèces sauvages (romarin, thym, lavande, moutarde), des arbres fruitiers (pommiers, poiriers, abricotiers, amandiers), des grandes cultures oléagineuses (colza, tournesol) et protéagineuses, des cultures maraîchères (cucurbitacées, tomates, fraises). Et aussi des semences de crucifères (radis, choux, navets), d'ombellifères (carottes, céleri, persil) et d'alliacées (oignons, poireaux). Difficile d'imaginer un repas auquel les abeilles ne soient pas associées de près !

Un monde sans fleurs, sans fruits ni légumes, est-ce cela qui nous menace ?
Il y a un an, une étude internationale a évalué, pour la première fois à cette échelle, la dépendance aux pollinisateurs de la production agricole mondiale. Elle s'est intéressée aux 115 cultures les plus importantes, directement utilisées pour l'alimentation humaine dans plus de 200 pays. Conclusion : rapportée au tonnage, 35 % de la production de nourriture dépend des insectes.

Concrètement, la disparition des abeilles ne signifie donc pas que l'espèce humaine mourra de faim, puisque 60 % des cultures - principalement les céréales comme le blé, le maïs et le riz - ne sont pas concernées. Mais la diversité alimentaire en serait profondément altérée.

Pourra-t-on suppléer, par la technique ou l'élevage, à l'absence des pollinisateurs naturels ?
Aucune des solutions envisagées n'est satisfaisante. Polliniser les cultures par des espèces d'élevage, comme on le fait déjà avec des bourdons pour les tomates sous serre ? Peu réaliste en plein champ. Les polliniser manuellement, à l'instar de ce qui est mis en oeuvre pour la vanille ? Non rentable à grande échelle. Augmenter techniquement la pollinisation par le vent ? Plusieurs entreprises s'y sont déjà essayées dans le monde, qui avec des hélicoptères, qui avec des machines secouant les plantes... Mais aucune méthode n'a jamais été retrouvée sur le marché.

Dans certains cas, d'autres espèces pollinisatrices - des mouches, par exemple - viendront peut-être remplacer les abeilles. Et certaines variétés végétales, moins dépendantes des insectes que celles que nous avons sélectionnées depuis des siècles, prendront peut-être leur essor. Enfin, certaines cultures peuvent produire des fruits sans fécondation, soit de façon spontanée (la banane), soit grâce à la pulvérisation d'hormones spécifiques (tomate, courgette). Mais ces techniques sont loin d'être applicables à toutes les espèces, et les conséquences sur la qualité gustative des fruits sont parfois catastrophiques.

Que faire pour tenter d'enrayer le déclin des abeilles ?
Les causes de leur régression sont connues : élimination de leurs sites de nidification, raréfaction des plantes qui leur fournissent nectar et pollen, maladies et parasites... Et, surtout, épandage de pesticides, particulièrement destructeurs pour les abeilles. Celles-ci, en effet, possèdent très peu de gènes de détoxification, comme l'a confirmé tout récemment le séquençage du génome de l'abeille domestique.

Comment agir ? En ce qui concerne la réduction et la fragmentation de leurs habitats, on peut tout à fait renverser la tendance. Si on se contente de faucher les talus une fois par an, si on préserve un peu mieux les prairies naturelles, si on optimise l'utilisation des jachères fleuries, les abeilles se porteront déjà mieux. De même si l'on prend des mesures plus efficaces d'un continent à un autre contre les espèces invasives, tel le frelon asiatique. Mais, avant tout, il faut réduire l'usage des pesticides. Les agriculteurs comme les jardiniers doivent prendre conscience que les abeilles sont totalement démunies vis-à-vis de ces produits toxiques. Et qu'elles sont de précieuses auxiliaires de leurs cultures, à protéger en priorité.

Dans le cadre du programme de recherche européen Alarm sur la biodiversité, votre équipe est chargée d'évaluer l'impact agronomique et économique des pollinisateurs sur l'agriculture européenne. Quelles sont les premières conclusions de cette étude ?
Il apparaît que l'impact des pollinisateurs est considérable : au niveau mondial, il représente environ 10 % du chiffre d'affaires de l'ensemble de l'agriculture. Et les pays qui en sont les plus dépendants sont les pays développés.

Source : Le Monde

9.10.07

Kerouac, l'incompris

Et si le légendaire écrivain de la Beat generation n'était pas le guide du routard que l'on se plaît à décrire ? Nos révélations cinquante ans après la parution de «Sur la route».

Le rêve de Mallarmé était que le monde entier aboutisse à un beau livre. A la fin de sa vie, celui de Jack Kerouac était de réunir tous ses livres en un seul afin de bâtir cette «cathédrale de mots» intitulée La Légende de Duluoz, qu'il comparait constamment à la Recherche du temps perdu. C'est dire l'ambition littéraire de celui qui, à rebours de tous les clichés communautaires relatifs à la Beat generation, se définissait comme un «mystique catholique étrange, solitaire et fou». C'est dire aussi combien, à l'aune d'une oeuvre torrentielle et spirituellement décisive, Kerouac demeure scandaleusement réduit au cultissime Sur la route, bréviaire «cool & rebelle» devenu - comme toutes les oeuvres «cool & rebelles» - une marchandise rentable pour la totalité des secteurs de l'industrie des loisirs.

Nul ne s'étonnera donc que la célébration du 50e anniversaire de la publication de cet opus mythique donne lieu à la déferlante «culture culte» d'usage. En l'occurrence : l'édition en fac-similé du fameux rouleau-tapuscrit original, qui sera exposé tout l'hiver à la Bibliothèque de New York dans le cadre de la manifestation «Beatific Soul : Jack Kerouac on the Road» ; le lancement enfin acquis de l'adaptation cinématographique du roman ; une rafale d'essais sur le «père» de la Beat generation ; pour ne rien dire de la nouvelle édition de Sur la route, enfin disponible dans sa mouture originale (dont on espère une prochaine traduction chez Gallimard, tant la version française de 1960 est obsolète et calamiteuse), clou de loin le plus intéressant de cette «kerouacmania» commémorative.

On sait que, dactylographié en 1951, On the Road n'est publié que six ans plus tard, tant son auteur a ramé pour trouver un éditeur. Et encore : à condition de faire disparaître les noms des vrais protagonistes sous des patronymes fictifs et d'expurger le roman de ses scènes érotiques, notamment celles concernant l'homosexualité et l'amour des nymphettes. Un caviardage qui n'a pas empêché le livre d'unir les routards du monde entier sous sa bannière libertaire aux accents de jeunesse éternelle pour s'écouler à 10 000 exemplaires par an depuis 1957, mais dont la légende mirifique continue d'occulter la vérité quant au sérieux littéraire de Kerouac, à sa position au sein de la Beat generation, et aux innombrables malentendus que l'un et l'autre générèrent.

Par bonheur, la traduction française du second volume, particulièrement dense et passionnant, de sa correspondance (1957-1969) * arrive aujourd'hui à point nommé pour les dissiper. A commencer par la fameuse théorie de la «prose spontanée», qui valut aussitôt à Kerouac une foultitude d'épigones vulgaires et l'incompréhension de ses éditeurs, alors qu'elle réclamait (comme le swing célinien) travail et discipline acharnés. Ce n'est pas parce qu'il écrivait «bourré d'alcool et d'amphés» que Kerouac n'était pas un horrible travailleur, passant son temps à lire, étudier, penser comme un authentique écrivain qui se posait constamment des problèmes d'écrivain, avait Shakespeare comme modèle et se comparait inlassablement à Joyce, Proust et Balzac. Par ailleurs, ayant défini Sur la route comme «l'histoire de deux potes catholiques parcourant le pays à la recherche de Dieu» et la Beat generation comme un mouvement poético-évangélique («béatifique» disait-il), Kerouac vécut comme un chemin de croix la célébrité acquise pour «de mauvaises raisons» grâce au premier et la trahison du credo de la seconde par les beatniks et ses soi-disant «amis». D'où une lutte sur deux fronts soldée par une séparation croissante d'avec Allen Ginsberg et une irréductible solitude.

En effet, obligé de s'allier aux beat «historiques» à la fois contre les attaques incessantes de la droite conservatrice américaine, accusant le groupe d'encourager la délinquance et la criminalité dans ses écrits, mais aussi contre la vulgate propagée par des «artistes barbus et pieds nus qui ne foutent rien, n'écrivent pas» - «beatniks au rabais avec des flingues dans leurs mallettes baisant des filles et abrutis par la dope» -, Kerouac est contraint simultanément de s'en désolidariser pour cause de flirt poussé avec la gauche radicale de la côte Ouest, qu'il estime infiltrée par le Parti communiste. Aussi, alors qu'au fil des ans, Sur la route acquiert «la réputation d'être une sorte de truc anarchiste de blousons noirs à la Marlon Brando» et la Beat une communauté de «mecs à la coule» plus ou moins anarchistes, Kerouac, qui se définit de plus en plus volontiers comme «un conservateur catholique», aggrave son cas en fustigeant l'«hystérie» des années 60, la «génération Pepsi d'illettrés tordus» et autres «étudiants abrutis, réduits au troupeau et menés par les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse Moderne, c'est-à-dire Pavlov, Freud, Marx et Ignorance».

Mais il n'avait en vérité rien à voir avec tout ça. Car «moine littéraire» et «artiste à l'ancienne, passionné», Jean-Louis Lebris de Kerouac n'aura au fond désiré, durant toute son existence, que ces quelques trucs simples qui n'en font qu'un : avoir une cabane, des «visions», atteindre «l'éternité d'or» et «flotter comme un Chinois». Il appelait ça «écrire» et c'était toute sa vie.
A la fin, malade et endetté, il cherchera à récupérer auprès de son éditeur le rouleau de Sur la route, placé dans un coffre en 1957. Songeait-il à le vendre ? «Puisque je suis rejeté par la nouvelle marginalité culturelle, écrit-il, je ne vais certainement pas leur donner le tee-shirt que j'ai sur le dos.» Il est mort en 1969 et le tee-shirt en question a été vendu chez Christie's en 2001 pour 2,4 millions de dollars. Devenu suaire d'encre et relique sacrée du christique Kerouac, dont la profession de foi demeure à jamais celle-ci : «Je peindrai donc ce que je vois, couleur et trait, exactement, vite... La peinture étant le sang du Christ.»

* Lettres choisies, vol. II (1957-1969), Gallimard, 35 E. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, (en librairie le 26 octobre).

Source: Le Figaro Magazine CÉCILE GUILBERT