26.8.15

Objets connectés : vers un monde ré-humanisé ?

Robots ménagers capables de proposer le bon programme, chauffage central apte à optimiser les coûts, automobile autonome… d’ici à 2020, 25 milliards d’objets connectés vont être mis en service. A mi-chemin entre objet et sujet, ces produits intelligents influeront sur notre rapport au monde. Une révolution est-elle en marche ?
La révolution numérique bouleverse les catégories de notre relation à autrui, dans les sphères amicales, amoureuses et professionnelles (1). Mais elle transforme aussi les cadres conceptuels de notre rapport aux choses et donc au monde. «L’Internet des objets» (en anglais Internet of Things ou IoT) serait la prochaine étape de cette révolution. Après la création d’Arpanet en 1969, après le lancement du Web en 1990, et après la généralisation d’Internet mobile en 2007, grâce aux smartphones, 2020 serait une année charnière : plus de 25 milliards d’objets connectés sont censés être mis en service d’ici-là. Allons-nous vers une «ré-humanisation» du monde grâce à l’injection à haute dose des intentions humaines dans des objets ? Ou bien nous dirigeons-nous vers un univers matériel saturé de données ?

UN MONDE ENFIN REPEUPLÉ

Ce qui est ici en jeu, c’est la possibilité même d’un rapport direct à la chose : entre l’objet connecté et le sujet, un réseau de significations s’intercale. L’évidence fondamentale de Roquentin face à une racine d’arbre dans la Nausée de Sartre sera-t-elle encore possible dans un univers d’artefacts dotés d’intelligence artificielle ?

Les données peuvent-elles faire oublier les choses ? Si l’Internet des objets tient ses promesses (2), plusieurs ruptures existentielles pourraient intervenir. Après avoir mis en relation des PC, des smartphones et des tablettes, autrement dit des ordinateurs, Internet mettra de plus en plus en réseau des objets antérieurs aux révolutions informatiques : robots ménagers capables de proposer le bon programme, chauffage central capable d’optimiser les coûts, automobile connectée et même autonome, etc. Certes, la révolution de l’IoT de masse n’a pas encore eu lieu. Pour le moment, aucun objet connecté ne s’est imposé dans la vie quotidienne à l’échelle mondiale : les montres connectées (Apple Watch et Samsung Gear Fit) ne se sont pas propagées comme les smartphones l’avaient fait en quelques mois en 2007.

Si jamais ces appareils cessent d’être des prototypes pour devenir des objets quotidiens, les conditions de la vie humaine pourraient être révolutionnées : le pèse-personne deviendrait un diététicien à domicile grâce au Smart Body Analyzer de Whithings ; la montre deviendrait un coach personnel grâce à Apple et Samsung ; le réfrigérateur deviendrait un intendant rédigeant des listes de courses et passant des commandes sur Internet grâce à Samsung ; l’automobile deviendrait un chauffeur robotisé grâce à la Google Car mais aussi bientôt aux berlines allemandes (3). Le monde des objets connectés fournirait majordomes et secrétaires particuliers. L’horizon présenté par la série Real Humans, où humains et serviteurs robotisés cohabitent, serait proche.

L’Internet des objets va-t-il changer notre existence, autrement dit notre rapport au monde ? Il semble pouvoir faire disparaître le face à face entre l’homme et les objets impersonnels. En injectant la mesure quantitative et l’accumulation statistique entre l’objet et le sujet, l’Internet des objets pourrait repeupler le monde interne d’attentions et d’intentions humaines personnalisées, notamment par le biais des algorithmes de recommandations. Ainsi, le réfrigérateur connecté pourra, s’il est connecté à mon pèse-personne et à mon vélo, suggérer l’achat de produits moins sucrés ou moins gras.

QUAND LES OBJETS DEVIENNENT (PRESQUE) DES SUJETS

Dans le monde des objets non connectés, la confrontation avec les objets peut être brutale. Les objets d’avant ne sont pas intelligents : je ne vis pas nécessairement «en bonne intelligence» avec eux. Ils ne comprennent pas mes besoins. C’est moi qui dois les plier à mes nécessités. Et dans cette action sur les objets, je rencontre leurs limites. Avec mes muscles, j’actionne le volant de ma voiture ; avec mes yeux, je vérifie le remplissage de mon réfrigérateur ; avec ma peau, je contrôle la température de mon radiateur.

Des objets, je n’ai rien à attendre, je n’ai rien à comprendre, je n’ai rien à apprendre. J’agis sur eux et ils réagissent. Le monde des objets d’avant est celui de l’action et de la réaction. Les objets connectés, eux, instaurent une forme de coopération. Ils sont «intelligents» car ils réalisent, sans action directe de ma part, des opérations qui correspondent à mes désirs. Ainsi, le thermostat intelligent Nest réglera la température en fonction non seulement de mes préférences et de la température ambiante comme un thermostat classique ; mais aussi en fonction de paramètres dont je n’ai pas nécessairement conscience et par des moyens qui ne requièrent pas mon action : mes habitudes de consommation antérieures, les prix de l’énergie, les pics de consommation dans ma région, etc. Plus généralement, le logement deviendra la «machine à habiter» de Le Corbusier, avisée et providentielle. Ce qui change, c’est que les objets connectés sont à mi-chemin entre sujets et objets. Ils sont capables d’agir sans commande directe grâce à une autonomie importante. C’est l’automatisation qui crée une forme d’interaction entre entités autonomes, comme le souligne Bernard Stiegler (4).

Les objets connectés ne sont pas encore capables d’agir. Mais ils font bien plus que réagir. L’Internet des objets propose un univers repeuplé car habité par les intentions humaines matérialisées dans des artefacts. Introduisant entre le sujet et l’objet un sujet intermédiaire relativement autonome, il pourrait tout simplement renverser la division entre personnes humaines et choses internes.

DES OBJECTS CONNECTÉS AU SUJET DÉCONNECTÉ DU MONDE

Une ré-humanisation du monde, voilà la promesse. Mais le solipsisme, autrement dit la conviction d’un être seul au monde, voilà son risque. Ce qui se joue, ici, c’est non seulement le rapport entre l’objet et le sujet, mais aussi le rapport du sujet à lui-même. Dans l’Internet des objets, le sujet se livre aux délices d’un monde intégralement contrôlé et assimilé à soi : mesurer ses consommations, quantifier ses performances, etc. voilà les promesses d’un monde enfin sur mesure. L’IoE (Internet of Everything ou «Internet de tout») pointe derrière l’IoT ou Internet of Things. L’IoT a un horizon totalisant. Epris de perfectionnement constant, le sujet devient le tyran omnipotent de son habitat, de son poste de travail, de son véhicule, de son propre corps et bientôt de son propre esprit. L’Internet des objets met à portée de main l’ambition cartésienne d’un sujet transparent à lui-même et le projet d’un humain maître de son milieu de vie. Obsédé de lui-même et de ses propres ramifications, le sujet n’oublie-t-il pas le monde pour ne plus rencontrer que lui-même ?

S’évaluer constamment soi-même et s’améliorer soi-même en temps réel, voilà l’ivresse de maîtrise que propose l’Internet des objets. Ses apôtres, par exemple Gary Wolf, endossent ainsi le rôle d’un Socrate geek enjoignant tout un chacun à se connaître soi-même grâce à l’IoT. Mais le sujet de l’IoT, le quantified self ou «moi quantifié» a-t-il vraiment une meilleure connaissance de lui-même ?

Les objets connectés collectent toutes les données sur les sujets qui les actionnent. Il n’est besoin que de voir le bracelet Pulse de Whithings. Ils portent au sujet des connaissances inédites sur lui-même. Mais le rapport entre le sujet et lui-même n’est pas plus direct que le rapport entre le sujet et l’objet : entre lui et lui-même, le sujet invite non seulement des capteurs, des robots et des machines, mais également des fournisseurs qui traitent ses données. La connaissance de soi-même se fait par le truchement d’un tiers collectif : l’entreprise qui héberge et traite les données tout en effectuant la vente et la maintenance des objets connectés. Les deux tentations symétriques de l’Internet des objets sont là : le sujet pourrait s’éloigner de la confrontation avec les choses et se méfier de l’expérience directe de soi-même par l’introspection, la rêverie ou l’examen de conscience. La ré-humanisation du monde pourrait bien se réaliser au prix d’une occultation du monde et d’un oubli de soi-même.

(1) L’Amitié, de Cyrille Bret, préface d’André Comte-Sponvile, Eyrolles, Paris, 2012.
(2) «Big data et objets connectés. Faire de la France un champion de la révolution numérique», Institut Montaigne, Paris, avril 2015 ; Internet des objets : 30 projets concrets, Electronic Business Group (EBG), Paris, 2015.
(3) «BMW, Audi et Daimler parient sur la voiture autonome», de Jean-Philippe Lacour et William Zinck, les Echos, du 4 août.
(4) La Société automatique, I. l’Avenir du travail (Fayard), mars 2015.

Source : Libération Cyrille BRET Enseignant de philosophie à Sciences-Po.