11.12.09

Le travail du temps

Au lieu de supprimer la rareté, une surabondance d'informations ou de biens ne fait que mettre en évidence à quel point c'est le temps qui nous manque toujours, constituant notre bien le plus précieux et le plus rare.

Le temps, c'est la vie, c'est l'existence même, la durée qui nous est impartie dans ses limites matérielles. Nous ne sommes pas pour autant spectateurs passifs de ce passage du temps. Privés certes d'éternité, en tant que simples mortels, nous nous projetons activement malgré tout dans le futur d'une vie qui ne s'épuise pas du tout dans l'instant de la présence mais imprime sa marque dans les mémoires. Le temps, c'est d'abord le temps du désir, finalité qui s'introduit dans la chaîne des causes et configure un monde où le temps vient à manquer par construction, dans l'écart entre le subjectif et son objectif, entre la triste réalité et son idéalisation.

Il n'y a donc rien de plus normal que de faire du temps de travail la mesure de la valeur et l'on comprend fort bien que le moteur du capitalisme soit le gain de productivité, c'est-à-dire la réduction du temps de travail par unité produite. Seulement, il y a un hic à l'ère du numérique ! C'est que le travail immatériel n'étant pas linéaire, au contraire du travail de force ou du temps machine, il ne peut plus se mesurer par le temps dès lors que sa productivité n'est plus proportionnelle au temps passé. Ce n'est pas accessoire et entre en opposition frontale avec le salariat comme temps de subordination au profit du travail autonome et de contrats de projet. On devrait bien assister à une totale reconfiguration des rapports de production, des modes de distribution et des protections sociales.

Ce n'est pas pour autant l'abolition du temps, évidemment, surtout pas qu'il nous manquerait moins, bien au contraire. Ce n'est même pas la disparition de la valeur-travail qui garde une bonne part de sa pertinence. C'est seulement, mais ce n'est pas rien, que le temps ne suffit plus à mesurer la production immatérielle, ce dont il faut essayer d'évaluer toutes les conséquences.

Le temps de travail

Il y a dans la valeur-travail une équivalence générale postulée entre n'importe quel temps de travail, équivalence qui ramène toute marchandise à sa valeur d'échange. L'indifférenciation de l'argent, pour qui tout s'achète et se vend, rejoint l'indifférenciation d'un travail quelconque réduit à sa durée moyenne. C'est ce qu'on retrouve d'ailleurs dans la "monnaie-temps", liée plus qu'on ne croit au salariat. C'est aussi l'utopie, impensable autant dans les sociétés d'ordre que dans une économie du savoir, de l'abolition de la division du travail, comme si toutes les compétences se valaient et que tout le monde les possédaient sans apprentissage aucun.

Or, non seulement il n'y a pas équivalence entre les savoirs et les spécialisations mais il y a aussi différentes temporalités et si l'on peut dire que le temps nous manque immanquablement, cela n'empêche pas qu'il y a pourtant du temps en trop, celui de l'ennui sans désirs ou de l'attente mais aussi le temps de la souffrance et... le temps de travail lorsqu'il est temps de subordination, travail forcé et non travail choisi. Le travail, c'est ce que l'économie libérale appelle une "désutilité" ! Cependant, ce temps de trop reste du temps perdu, et qui nous manquera d'autant plus !

La nouveauté, qui brouille les cartes, c'est que le chômage lui-même dure trop longtemps pour celui qui ne trouve pas d'emploi et que de ce fait, le travail, jadis si maudit, est devenu ouvertement désirable. Certes, pas n'importe quel travail, mais y compris pour les riches qui ne cherchent plus autant l'oisiveté qu'avant. On ne va pas vers une civilisation de loisirs frivoles mais vers la valorisation de nos compétences dans un travail choisi, abolissant la séparation du travail et de la vie.

Le temps n'est pas une dimension qui s'ajoute à l'espace et dans lequel on se déplace, il est notre existence même dans son historicité et sa négativité. C'est le temps de l'action plus que de la jouissance. Gagner sa vie, c'est gagner du temps puisque le temps, c'est de l'argent. Economiser, c'est en grande partie économiser du temps. Böhm-Bawerk définissait l'investissement comme "détour de production", ce qui veut dire perdre un peu de temps au début pour en gagner beaucoup ensuite. Cela ne s'applique pas seulement à la production industrielle mais tout autant à une part de nos investissements personnels dans l'électroménager ou les moyens de transport, machines domestiques sensées nous faire gagner du temps même si Ivan Illich a montré qu'on pouvait atteindre le stade de la contre-productivité. Les outils numériques également sont la plupart du temps destinés à nous faire gagner du temps, notamment les outils de recherche comme Google, mais... ils sont gratuits ! C'est, en effet, la deuxième remise en cause de la valeur d'échange, par la gratuité numérique cette fois.

Il faut se garder cependant de raisonnements trop simplistes. Certains en font trop, comme si le numérique changeait absolument tout, plus rien ne subsistant dans la "nouvelle économie" de la simple logique ! Beaucoup font comme si cela ne changeait presque rien. Il faut essayer de donner la bonne mesure d'une véritable rupture anthropologique qui commence à peine, mais ce n'est pas parce qu'une part de plus en plus grande du travail ne se mesure plus par le temps qu'on ne donnerait plus aucune valeur à ce qui nous fait gagner du temps, au contraire de plus en plus pressé par le "temps réel". Le capitalisme industriel existera sans doute toujours, basé sur l'automatisation et l'augmentation de la productivité, mais le coeur de l'activité productive va se délacer vers un tout autre modèle avec lequel il devra cohabiter. Aussi difficile à croire que cela puisse paraître, ce modèle imposé par le travail immatériel et les contraintes écologiques devra être basé sur le développement humain, le travail choisi, la coopération des savoirs, les échanges locaux et la gratuité numérique.

La grande transformation

Il y a une nécessaire alternative au productivisme à construire en s'appuyant sur les transformations en cours, mais qui ne saurait représenter le tout de la production, très modestement même au début. En tant qu'écologiste, je me suis presque exclusivement intéressé jusqu'ici à cet aspect, à l'indispensable relocalisation de l'économie, y compris par des ateliers numériques se substituant à certaines productions industrielles, mais surtout au développement du travail autonome et donc à la sortie du salariat grâce au revenu garanti, aux coopératives municipales et aux monnaies locales. Il n'est pas sans intérêt malgré tout d'essayer de penser la transformation du capitalisme concomitante, pas seulement du "capitalisme cognitif" mais du salariat et des entreprises commerciales qui perdureront dans cette économie plurielle à l'ère de l'information, de l'écologie et du développement humain.

En fait, il faudrait réserver le terme de capitalisme à l'industrie où, grâce au marché financier, l'investissement privé accroit la productivité du travail pour dégager une plus-value et faire de l'argent avec de l'argent. La limite à ce modèle industriel, c'est l'usine complètement automatisée où l'essentiel du travail est dans la construction de l'usine et la mise au point des automatismes. Cependant, dans ce sens spécifique, le capitalisme est loin de représenter le tout de l'économie (même s'il s'étend à l'agriculture industrielle ainsi qu'à la grande distribution). Ce n'est même pas non plus le tout de l'économie de marché. Un grand nombre d'activités marchandes ne répondent pas à cette logique, en particulier dans le secteur des services, du divertissement ou des médias (qui rencontrent d'ailleurs pas mal de problèmes). On parle alors de "business model" pour indiquer justement la différence avec le modèle industriel standard. Désormais, il faut innover dans la façon de faire du profit, dans la valorisation de ressources inexploitées et dans la communication plus que dans les systèmes techniques. Il ne suffit pas de vouloir rapatrier ou garder ses industries pour continuer à l'ancienne, c'est le mode de production qui se transforme donnant une place de plus en plus grande au travail immatériel et à l'investissement initial. La destruction des emplois industriels est inévitable, il n'y aura pas de retour en arrière, malgré qu'on en ait. Il faut juste organiser la transition.

On peut dire que depuis l'an 2000 au moins, les caractéristiques de la "nouvelle économie" sont assez bien connues, le krach de 2001 se chargeant de renvoyer aux poubelles de l'histoire les théories délirantes auxquelles elle avait donné lieu aussi, et qui avaient d'ailleurs nourri la bulle internet. L'immatériel d'André Gorz, sorti en 2003, est un livre lumineux mais pas aussi novateur qu'il n'y paraît en ce qu'il ne fait que reprendre en grande partie des analyses précédentes, en particulier celles de Yann Moulier-Boutang. Que cela paraisse encore si nouveau en 2009 montre le retard des idéologies sur la réalité, à quel point il est difficile d'intégrer des transformations déjà effectives pourtant depuis plus de 10 ans, à quel point il nous faut du temps !

Ces analyses se situent bien au-delà d'une crise qui commence à peine et de la question du néolibéralisme ou du protectionnisme, des marchés financiers ou de la réduction des inégalités. Il y a de fortes divergences malgré tout entre les interprétations que peut tirer Yann Moulier-Boutang de ce qu'il appelle le "capitalisme cognitif" et l'exil de la société salariale annoncé par André Gorz. Il se pourrait bien que les deux aient raison pourtant et que les conséquences économiques du numérique ne soient pas univoques mais jouent sur plusieurs tableaux à la fois. Ce serait à n'en pas douter prendre ses désirs pour la réalité de croire que le numérique sonnerait inévitablement la fin du capitalisme et du salariat, mais ce serait une plus grande illusion encore de croire qu'il n'en serait pas profondément affecté, l'obligeant à se recycler dans ce qui n'est plus tout-à-fait un "capitalisme" avec une bien plus grande part de travailleurs autonomes, sans cesser d'être soumis à une logique marchande et à la recherche du profit.

Une économie de valorisation

Une entreprise n'est pas forcément capitaliste. Dans certains domaines, elle peut consister simplement dans une coopération de travailleurs sans grand investissement de capital, même s'il y a toujours un minimum. Ce qu'il faut, c'est que la somme des compétences assemblées produise une synergie suffisante pour obtenir une meilleure productivité globale que les capacités individuelles (le tout est plus que la somme des parties). Cette logique de gain d'échelle peut mener à une concentration qui n'est pas forcément capitalistique dès lors qu'elle n'est pas déterminée par le marché financier mais par la productivité sociale, l'organisation des complémentarités et des circuits d'information. Au lieu de concentration, on pourrait même parler plutôt de monopole tant les tendances monopolistiques sont renforcées dans les réseaux de communication et l'univers numérique (le premier rafle toute la mise). Sauf que le monopole est quand même temporaire et fragile, exigeant des innovations constantes pour garder son avance (en temps gagné). Sa propriété peut être privée, avec une organisation hiérarchique, ou bien sociale et démocratique (associative ou municipale) mais les monopoles privés sont difficilement justifiables (sinon peut-être que le critère du profit permet du moins de se régler sur le résultat?). L'entreprise se fonde en premier lieu sur la division du travail, sur le fait qu'on ne peut pas tout savoir faire mais qu'on se complète et, qu'en particulier on n'a pas en même temps le savoir-faire et le faire savoir, ce pourquoi les services des ressources humaines et de formation devraient avoir une importance grandissante dans la performance des entreprises.

On passe fondamentalement d'une économie d'investissement et d'exploitation, puis, dernièrement, d'opportunités et de spéculation, à une économie de développement et de valorisation ; valorisation des compétences à l'intérieur de l'entreprise et valorisation des richesses inexploitées à l'extérieur (assimilables pour Locke à des épaves). C'est ici que la gratuité numérique peut servir de ressource primaire pour des entreprises commerciales. La "longue traîne" ne fonctionne pas toute seule, il y faut des relais, des intermédiaires qui peuvent être issues de communautés ou d'un profilage commercial, fonction de sélection se substituant à la publicité indistincte, ce qui est aussi un gain de temps. Cette fonction peut être rémunérée par un droit d'accès mais le modèle dominant, car touchant beaucoup plus de monde, reste malgré tout le paiement d'un service gratuit par la publicité, c'est-à-dire qu'on paie les informations cherchées par des informations non désirées (même si elles se veulent de plus en plus ciblées et cherchent à rencontrer un désir). Tout cela n'empêche pas que le temps devient de plus en plus précieux à mesure que se multiplient les sollicitations et les possibilités à disposition, temps d'autant plus rare qu'il y a surabondance d'informations ! C'est le facteur limitant de l'économie immatérielle dont la croissance se heurte à ce qu'on a pu appeler un "krach de l'attention". Il y a saturation, mais ce manque de temps est aussi le moteur principal de l'économie du savoir, ce qui fait la valeur de bons spécialistes et ce qui justifie le prix payé pour une ressource gratuite à l'origine (comme les distributions Linux payantes).

On voit qu'on est loin d'avoir une disparition de la valeur-temps, ni même de la valeur-travail en tant que valeur de reproduction. Non seulement le paiement au temps passé, et donc le salariat, reste prégnant dans l'industrie, la surveillance, un grand nombre de services ou de permanences, mais on le retrouve sur le versant consommation dans les "forfaits" et abonnements (au mois ou à l'année). Il y a simplement une part de plus en plus grande de prestations pour lesquelles la mesure du temps de travail perd toute pertinence et pour laquelle le statut salarial se révèle inapproprié, le problème étant que c'est la part qui devient la plus stratégique et sur laquelle repose largement le succès des entreprises, que ce soient les stars de la programmation, de la finance ou du sport qui captent une bonne part du profit qu'elles génèrent, ou la grande masse des travailleurs intellectuels (informaticiens, etc.) qui s'en voient dépossédés et reportent leurs investissements hors de l'entreprise. On peut être tenté de se dire que tout cela reste marginal et que ce n'est pas quelque chose de vraiment nouveau puisque la recherche ou la création artistiques, entre autres, échappaient déjà à leur évaluation par le temps passé (remplacé par la réputation ou le nombre de citations dans les revues pour les scientifiques, un peu comme Google!) sauf que cela touche désormais le coeur de la production et l'essentiel de la valeur-ajoutée, accentuant la volatilité de la valeur, ce que Jean-Joseph Goux a pu appeler "la frivolité de la valeur".

Il faut y insister, en dehors de la gratuité numérique, le changement essentiel apporté par les "nouvelles technologies" concerne le travail lui-même : c'est le travail qui devient immatériel et n'est plus travail de force, passant de la subordination salariale au travail autonome, du travail forcé au travail valorisant, voire au travail passion, créatif ou virtuose. A l'opposé du salariat, le travailleur autonome n'est pas subordonné à un patron mais à son produit dont il n'est plus séparé et qui manifeste ses compétences. Responsable de son travail au même titre que l'artisan, il en attend une reconnaissance sociale même s'il est gratuit (logiciels libres), sans commune mesure souvent avec le temps passé ni avec sa rétribution monétaire. Il ne s'agit pas de peindre en rose une réalité trop souvent si cruelle. Bien sûr, il y a comme toujours ceux qui s'en sortent bien et la grande masse qui peut en être affectée plus douloureusement qu'auparavant. Il ne suffit pas de mettre son désir au travail pour obtenir une reconnaissance sociale qui dépend du résultat effectif, le désir de reconnaissance nourrissant les rivalités et infligeant de profondes blessures narcissiques. C'est seulement la logique de fonctionnement qui change, comme lorsqu'on est passé de l'esclavage au salariat, ce qui n'était pas si idyllique et parfois même pire...

Ainsi, ne plus être payé au temps passé mais au résultat implique comme pour les commerciaux une part fixe, représentant le coût de reproduction du travailleur, de ses capacités, et une part variable en fonction des gains effectifs. Pour les salariés à haute valeur ajoutée, l'intéressement aux résultats peut prendre la forme de stocks options abolissant la séparation entre actionnaires et salariés. Ce n'est pas généralisable et l'indexation du revenu sur le résultat ou les contrats de projet accentuent plutôt les fluctuations de revenus ainsi qu'une précarité sociale insoutenable, empêchant de se projeter dans l'avenir. Ce ne sont pas seulement les inégalités entre individus qui s'affolent mais, pour un même individu, entre différentes périodes de sa vie, loin de l'ancienne progression de la carrière avec l'âge. On ne peut laisser la situation se dégrader ainsi. Il y a donc nécessité de lisser les revenus avec d'un côté une garantie de revenu et de l'autre une taxation très progressive de la part variable. On n'évitera pas une fiscalité plus forte, surtout des revenus exceptionnels. En effet, ce que démontre l'existence des crises, c'est qu'on ne peut laisser cette sécurité sociale à l'initiative privée mais qu'elle doit être organisée et garantie politiquement, le caractère statistique de la productivité à l'ère de l'information devant être assumé collectivement. Les entreprises devront faire avec comme elles l'ont toujours fait.

Un système de production ne peut vivre de spéculation et pour être durable doit assurer sa reproduction. Un peu comme les seigneurs féodaux ont dû passer d'une économie de prédation à celle d'une gestion de leur territoire ou, plus prés de nous, tout comme le fordisme a dû prendre en charge l'entretien de la force de travail qu'il exploitait et l'augmentation de son pouvoir d'achat, le "capitalisme cognitif" devra bien tenir compte des contraintes de reproduction et prendre en charge les "externalités positives" qui conditionnent son efficacité. En premier lieu, c'est la garantie du revenu des travailleurs qui est la condition de leur "employabilité" et du maintien voire du développement de leurs compétences. Il ne s'agit pas seulement d'améliorer les protections sociales mais bien de passer d'une logique de sécurité sociale au développement humain et d'investir dans le long terme (dans ce que Yann Moulier-Boutang appelle une "économie pollen"). Si l'initiative privée doit être encouragée cela ne va pas sans une forte taxation progressive, aussi bien pour réduire les inégalités que pour assurer la stabilité économique et la reproduction des compétences. L'entreprise elle-même devra devenir une "entreprise impresario" dont une bonne part de la valeur ajoutée viendra de la valorisation des compétences qu'elle promeut et de leur coopération qu'elle organise. C'est l'entreprise comme service aux salariés autant que service aux clients, soucieuse de cultiver ses ressources, un peu comme le passage des chasseurs-cueilleurs à l'agriculture...

On est très loin du capitalisme spéculatif. Pourtant on ne parle pas ici de l'alternative écologiste ni d'une économie relocalisée, qu'il faudra construire, mais bien de l'économie marchande à l'ère du travail hyperqualifié (dans le cadre d'une "économie plurielle"). Bien sûr, le développement humain et le revenu garanti semblent d'aimables rêveries et ne se feront pas tout seuls, c'est bien le drame ! Pourtant, il ne s'agit pas d'angélisme, ni de "valeurs humanistes" opposées à l'avidité humaine mais des contraintes de la reproduction, contraintes qui sont à la fois écologiques, sociales, économiques et qui, hélas, ne s'imposent pas directement mais seulement par sélection après-coup et sur le long terme...

Le double aveuglement

Encore faudrait-il, en effet, que de telles réformes soient possibles sans des circonstances exceptionnelles, étant donnée leur ampleur. On sait la difficulté qu'ont eu les écologistes à se faire entendre et la résistance opposée encore aujourd'hui à la reconnaissance du réchauffement climatique. C'est encore pire en ce qui touche à l'organisation productive qui a structuré nos idéologies, pourtant bien dépassées par les événements. La quasi impossibilité de prendre en compte ce nouveau contexte, et la nécessaire reconfiguration des rapports de production et des protections sociales, se traduit par un dialogue de sourd et le caractère absolument inaudible d'analyses et de propositions défendues depuis plus de 10 ans pourtant ! A la place on assiste à une vaine crispation sur les "avantages acquis" d'un côté et de l'autre une prétendue "refondation sociale" plutôt destructrice et véritable déconstruction sociale du programme de la résistance, sans compter des tentatives pathétiques de mettre des barrières à la gratuité numérique avec des lois liberticides inapplicables (comme l'Hadopi), tout cela pour protéger des industries culturelles obsolètes au lieu de se soucier vraiment du financement de la création, des intermittents du spectacle ou de l'oeuvre d'art à l'époque de sa reproduction numérique.

Le fait que la sortie du salariat ne concerne pas tout le monde rend presque impossible de tout remettre en cause. Personne ne veut lâcher la proie pour l'ombre, on le comprend bien, mais cela rend inévitables des moments de rupture révolutionnaire capables de redistribuer les cartes, tout comme il faut un effondrement pour changer les règles de la finance mondiale ou des catastrophes naturelles pour intégrer la contrainte écologique dans nos régulations (les régulations s'imposent de l'extérieur, après-coup et non pas immédiatement, se réglant ensuite sur le résultat par des normes, des quotas, des interdictions, des incitations, des taxes plutôt qu'en misant sur l'intention subjective et la bonne volonté des acteurs).

De même qu'on sait bien qu'une bulle immobilière doit éclater à un moment ou un autre malgré les optimistes qui temporisent (comme le dollar est actuellement surévalué et ne pourra éviter sa dévaluation), il ne fait aucun doute qu'une économie ne peut continuer durablement à précariser sa population (ni à multiplier bulles et krachs). Les excès des classes dirigeantes et de la spéculation financière, emportées par un rapport de force trop favorable aux actionnaires et rentiers, sont devenus intolérables et dénoncés par tous. Comme à chaque crise inaugurant un nouveau cycle de Kondratieff, un nécessaire rééquilibrage est en train de s'opérer en faveur des actifs et de la nouvelle génération montante. Si le patronat a besoin sans conteste de flexibilité et de contrats par projet, les salariés ont besoin d'autant plus de protections. La flexibilité sans sécurité renforcée n'a aucun avenir même si le patronat rechigne à en payer le prix, de même qu'il ne voit pas pourquoi il paierait pour toutes les autres "externalités" (infrastructures, formation, santé) dont il tire pourtant profit. Réciproquement, les syndicats de salariés ne voient pas pourquoi leur statut devrait changer et s'adapter aux nouvelles forces productives, ni pourquoi ils devraient tenir compte des travailleurs autonomes (jusqu'à ce que les auto-entrepreneurs les y obligent!). Il y a véritablement un double aveuglement (double blind!) qui ne présage rien de bon.

Il faut en avertir, dans l'incrédulité générale et l'incompréhension des transformations en cours, la situation actuelle est ouverte à toutes les démagogies de droite comme de gauche, volontaristes et autoritaires, avec la prétention de restaurer un ordre antérieur par le protectionnisme, la discipline, la surveillance, la xénophobie et même la guerre sans doute, au bout d'une montée des antagonismes qui est une autre sorte de bulle et de panique collective à laquelle on ne voudrait plus croire, hélas. Le temps de l'histoire est celui de l'après-coup où l'on comprend trop tard qu'on s'était trompé, à quel point notre aveuglement pouvait être grand et notre exubérance irrationnelle devant un champ de ruines...

Le temps de l'histoire c'est le temps où le sens reste suspendu, où la vérité est indécise, où il faut choisir son camp sans avoir toutes les cartes en main, où le point final n'a pas encore été mis. Si l'on doit connaître une fin de l'histoire et du temps de l'ignorance, ce serait de passer de l'histoire subie à l'histoire conçue nous dit Hegel. C'est effectivement ce qui a donné naissance aux idéologies et aux utopies se projetant dans un avenir radieux mais se confrontant à leurs oppositions entre elles comme à leurs contradictions internes dans leur idéalisation d'un "homme nouveau" conformé imaginairement à nos désirs alors qu'il n'y a d'histoire conçue qu'à prendre conscience de soi dans ses limites, à partir de l'homme tel qu'il est, avec la part du négatif et dans un monde fragile dont nous sommes devenus responsables. Ce n'est plus valeur contre valeur. Il ne peut être question de dessiner un avenir aux couleurs de nos rêves mais, bien au contraire, de réduire la casse et faire de nécessité loi. Il n'y a pas d'autre liberté, qui ne saurait être de l'ordre du caprice mais de l'épreuve de vérité. Nous devrons oeuvrer à ce qui doit être, à ce qu'on est contraint de faire, ce qui est une bonne définition de l'écologie. C'est l'enjeu de notre temps et celui pour lequel le temps nous est compté, mais ce n'est pas gagné d'avance, on le sait bien. Il y a du travail ! et absolument aucune garantie que nous ayons un avenir. C'est bien pour cela que nous sommes encore dans l'histoire en train de se faire (c'est pas fini!), où le temps n'en finit pas de nous manquer...

source : Jean Zin

10.12.09

Une spiritualité de l’altérité

A première lecture, ce qui suit risque de paraître assez obscur. Si cependant on se laisse moins rebuter par cette difficulté qu’attirer par ce que l’on commence de comprendre, on en fera une deuxième et une troisième lecture ; les choses s’éclaireront alors et l’on pourra aborder l’un ou l’autre document du site.

L’esprit de la spiritualité de l’altérité, c’est ce qui permet à une conscience humaine de s’accomplir dans la dilection pour les autres consciences. Cette altérité positive est son fondement et sa fonction première, mais elle irradie vers la totalité des êtres et des choses, et elle associe toutes les capacités de la conscience de sentir, d’imaginer, de penser par intuition et réflexion, d’agir. C’est ainsi qu’elle donne de s’intéresser à toutes les formes de connaissance et d’action : aux arts et aux sciences, aux philosophies et aux théologies, aux activités sociales, politiques, culturelles…, en cherchant à les faire concerter en table ronde afin d’avancer dans la découverte du réel. Et cette recherche est mue, non par un désir de posséder et dominer le monde, mais d’y communier.

Parce qu’elle est fondée en raison, la spiritualité de l’altérité démythise les religions, et d’abord le christianisme, au nom de la vérité de l’être. C’est là un de ses soucis premiers ; si en effet elle reconnaît dans l’Evangile une intuition identique à celle que lui procure sa réflexion philosophique, elle l’y trouve associée à une mythologie qui l’obscurcit. Elle récuse l’élection, la révélation et l’incarnation parce qu’elles contredisent l’universalité de cette intuition. Pour elle, il n’y a pas de Jésus Christ, Fils d’un Dieu trinitaire, Rédempteur… Il n’y a que Yeshoua de Natsèrèt dont, il y a deux mille ans, la pensée intuitive a découvert en la vivant le secret dernier de l’être et fondé l’humanisme de l’autre. Et le message de Yeshoua a effacé son personnage : il ne nous reste plus que l’esprit d’Aimer qui l’a inspiré et qui inspire toutes celles et ceux qui veulent bien L’accueillir. L’esprit d’Aimer n’est ni de Kaïlash, ni de Jérusalem, ni de Rome, ni de Constantinople, ni de La Mecque…, ni du ciel ni de la terre, pas plus qu’il n’est attaché à un hier ou à un demain. En l’espace infini, son centre est partout et sa circonférence nulle part, comme en l’éternel il est de tous les temps. Il est près de chaque conscience, près de chaque être fini, présentissime. Dieu est mort, vive Aimer.

La spiritualité de l’altérité est une spiritualité du Don. Elle fait que l’on cherche à donner, non pour sa satisfaction, mais pour les autres, sachant que c’est ainsi que l’on répond à son propre désir essentiel, mais qu’on ne peut le faire qu’en s’oubliant. Tel est son paradoxe : c’est en se désintéressant de soi-même et de son désintéressement lui-même que l’on sert son intérêt essentiel. L’autre est son salut lorsqu’il n’est plus perçu ni traité comme un moyen de salut mais que l’on ne s’intéresse à lui que pour lui-même. Celle, celui qui accueille la spiritualité de l’altérité vit de sa sollicitude pour tout être. Elle, il trouve sa joie en se réjouissant de l’autre et invite toute conscience à la partager, dans sa certitude que la joie du Don est l’objet du désir infini caché au secret de toute conscience.

La spiritualité de l’altérité ne se préoccupe pas de soi, toute tendue qu’elle est vers l’autre. Elle ne s’appartient pas, elle n’appartient à personne. Les pensées qu’elle propose sont à la disposition de tous car nul ne peut se les approprier ; celles et ceux qui les expriment entrent dans l’anonymat. Ce désintéressement du Don est-il possible ? La Rochefoucauld en doutait : « Les vertus se jettent dans l’intérêt comme les fleuves dans la mer et l’humilité est un artifice de l’orgueil qui s’abaisse pour s’élever. » Nietzsche également : «Votre amour du prochain n’est que votre mauvais amour de vous-même. » Il n’est pas possible à une conscience humaine, nécessairement centrée sur elle-même, de se centrer sur l’autre. Certes, mais le Don infini de l’Autre qu’elle accueille lui en donne la capacité. Ainsi peut-on comprendre la parole de Yeshoua : « ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu », à condition de dissoudre la vieille image du dieu tout-puissant dans sa substance, l’agapè, la dilection, la sollicitude pour tout être fini.

La spiritualité de l’altérité est en effet fondée sur une vision de l’être comme altérité positive, sur un raisonnement dont le point de départ est la prise en compte de l’infinitude du réel, de l’infini de l’espace dont on ne peut dire qu’il puisse s’arrêter dans quelque direction qu’on l’envisage, de l’éternité du temps dont on ne peut imaginer qu’il ait pu commencer. L’infinitude du réel matériel, du temps et de l’espace, apparaît comme l’expression de l’infinitude d’un être infini. Mais si cet être est infini, il ne peut exister d’autre infini ni de néant, et les êtres finis ne peuvent exister que par participation à son être. Et l’existence des êtres finis ne peut résulter d’un désir de possession et de domination en l’être infini puisqu’il est tout. L’infini ne peut vouloir de l’autre que par pure altérité positive en faisant place en lui à des êtres qui participent à son être.

Malgré sa cohérence, cet enchaînement logique visant à justifier l’intuition de l’être comme altérité positive n’est pas facilement accessible ; sinon il aurait été depuis longtemps adopté et présenté par nos philosophes. Sans doute faut-il pour l’accepter avoir déjà accueilli l’intuition qu’il développe, avoir fait l’expérience de la vie qu’il justifie rationnellement. Pour acquérir les oreilles qui l’entendent, il faut avoir commencé de pratiquer la vérité qu’il dévoile. Alors peu à peu se déploie pour la conscience la munificence de l’être en l’immanence d’Aimer. Si cependant elle est abordée comme une pure hypothèse, l’idée de l’altérité positive de l’être se conforte dans sa conviction en constatant sa fécondité pour le développement de la pensée et de l’action, en politique comme en éthique, en philosophie comme en théologie, en art comme en science…

La raison de vivre inaliénable d’une conscience qui a reconnu Aimer, c’est de le connaître et de le faire connaître. Une conscience qui aime de l’amour d’Aimer éprouve en effet l’évidence que là est le bonheur des autres, et elle tente d’allumer et de nourrir ce feu en toutes les consciences pour leur accomplissement.

Source: http://blacklynx.unblog.fr/