9.10.07

Kerouac, l'incompris

Et si le légendaire écrivain de la Beat generation n'était pas le guide du routard que l'on se plaît à décrire ? Nos révélations cinquante ans après la parution de «Sur la route».

Le rêve de Mallarmé était que le monde entier aboutisse à un beau livre. A la fin de sa vie, celui de Jack Kerouac était de réunir tous ses livres en un seul afin de bâtir cette «cathédrale de mots» intitulée La Légende de Duluoz, qu'il comparait constamment à la Recherche du temps perdu. C'est dire l'ambition littéraire de celui qui, à rebours de tous les clichés communautaires relatifs à la Beat generation, se définissait comme un «mystique catholique étrange, solitaire et fou». C'est dire aussi combien, à l'aune d'une oeuvre torrentielle et spirituellement décisive, Kerouac demeure scandaleusement réduit au cultissime Sur la route, bréviaire «cool & rebelle» devenu - comme toutes les oeuvres «cool & rebelles» - une marchandise rentable pour la totalité des secteurs de l'industrie des loisirs.

Nul ne s'étonnera donc que la célébration du 50e anniversaire de la publication de cet opus mythique donne lieu à la déferlante «culture culte» d'usage. En l'occurrence : l'édition en fac-similé du fameux rouleau-tapuscrit original, qui sera exposé tout l'hiver à la Bibliothèque de New York dans le cadre de la manifestation «Beatific Soul : Jack Kerouac on the Road» ; le lancement enfin acquis de l'adaptation cinématographique du roman ; une rafale d'essais sur le «père» de la Beat generation ; pour ne rien dire de la nouvelle édition de Sur la route, enfin disponible dans sa mouture originale (dont on espère une prochaine traduction chez Gallimard, tant la version française de 1960 est obsolète et calamiteuse), clou de loin le plus intéressant de cette «kerouacmania» commémorative.

On sait que, dactylographié en 1951, On the Road n'est publié que six ans plus tard, tant son auteur a ramé pour trouver un éditeur. Et encore : à condition de faire disparaître les noms des vrais protagonistes sous des patronymes fictifs et d'expurger le roman de ses scènes érotiques, notamment celles concernant l'homosexualité et l'amour des nymphettes. Un caviardage qui n'a pas empêché le livre d'unir les routards du monde entier sous sa bannière libertaire aux accents de jeunesse éternelle pour s'écouler à 10 000 exemplaires par an depuis 1957, mais dont la légende mirifique continue d'occulter la vérité quant au sérieux littéraire de Kerouac, à sa position au sein de la Beat generation, et aux innombrables malentendus que l'un et l'autre générèrent.

Par bonheur, la traduction française du second volume, particulièrement dense et passionnant, de sa correspondance (1957-1969) * arrive aujourd'hui à point nommé pour les dissiper. A commencer par la fameuse théorie de la «prose spontanée», qui valut aussitôt à Kerouac une foultitude d'épigones vulgaires et l'incompréhension de ses éditeurs, alors qu'elle réclamait (comme le swing célinien) travail et discipline acharnés. Ce n'est pas parce qu'il écrivait «bourré d'alcool et d'amphés» que Kerouac n'était pas un horrible travailleur, passant son temps à lire, étudier, penser comme un authentique écrivain qui se posait constamment des problèmes d'écrivain, avait Shakespeare comme modèle et se comparait inlassablement à Joyce, Proust et Balzac. Par ailleurs, ayant défini Sur la route comme «l'histoire de deux potes catholiques parcourant le pays à la recherche de Dieu» et la Beat generation comme un mouvement poético-évangélique («béatifique» disait-il), Kerouac vécut comme un chemin de croix la célébrité acquise pour «de mauvaises raisons» grâce au premier et la trahison du credo de la seconde par les beatniks et ses soi-disant «amis». D'où une lutte sur deux fronts soldée par une séparation croissante d'avec Allen Ginsberg et une irréductible solitude.

En effet, obligé de s'allier aux beat «historiques» à la fois contre les attaques incessantes de la droite conservatrice américaine, accusant le groupe d'encourager la délinquance et la criminalité dans ses écrits, mais aussi contre la vulgate propagée par des «artistes barbus et pieds nus qui ne foutent rien, n'écrivent pas» - «beatniks au rabais avec des flingues dans leurs mallettes baisant des filles et abrutis par la dope» -, Kerouac est contraint simultanément de s'en désolidariser pour cause de flirt poussé avec la gauche radicale de la côte Ouest, qu'il estime infiltrée par le Parti communiste. Aussi, alors qu'au fil des ans, Sur la route acquiert «la réputation d'être une sorte de truc anarchiste de blousons noirs à la Marlon Brando» et la Beat une communauté de «mecs à la coule» plus ou moins anarchistes, Kerouac, qui se définit de plus en plus volontiers comme «un conservateur catholique», aggrave son cas en fustigeant l'«hystérie» des années 60, la «génération Pepsi d'illettrés tordus» et autres «étudiants abrutis, réduits au troupeau et menés par les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse Moderne, c'est-à-dire Pavlov, Freud, Marx et Ignorance».

Mais il n'avait en vérité rien à voir avec tout ça. Car «moine littéraire» et «artiste à l'ancienne, passionné», Jean-Louis Lebris de Kerouac n'aura au fond désiré, durant toute son existence, que ces quelques trucs simples qui n'en font qu'un : avoir une cabane, des «visions», atteindre «l'éternité d'or» et «flotter comme un Chinois». Il appelait ça «écrire» et c'était toute sa vie.
A la fin, malade et endetté, il cherchera à récupérer auprès de son éditeur le rouleau de Sur la route, placé dans un coffre en 1957. Songeait-il à le vendre ? «Puisque je suis rejeté par la nouvelle marginalité culturelle, écrit-il, je ne vais certainement pas leur donner le tee-shirt que j'ai sur le dos.» Il est mort en 1969 et le tee-shirt en question a été vendu chez Christie's en 2001 pour 2,4 millions de dollars. Devenu suaire d'encre et relique sacrée du christique Kerouac, dont la profession de foi demeure à jamais celle-ci : «Je peindrai donc ce que je vois, couleur et trait, exactement, vite... La peinture étant le sang du Christ.»

* Lettres choisies, vol. II (1957-1969), Gallimard, 35 E. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, (en librairie le 26 octobre).

Source: Le Figaro Magazine CÉCILE GUILBERT