Les héritiers du Mahatma
Un petit ashram écrasé de soleil, au bout d'une piste caillouteuse, dans la vallée du Champal: c'est ici, au cœur de l'Inde, que Ramsavek Patakh a choisi de se retirer au soir d'une vie tout entière vouée au service des pauvres. Né brahmane - la plus haute caste hindoue - il a fréquenté, très jeune, l'ashram de Sevagram, lieu de retraite fondé par Gandhi en 1936 à Wardha, dans le centre du pays. Le vieil homme pose d'abord sur le front de ses visiteurs un peu de poudre safran, la couleur de l'hindouisme. Puis il raconte. «J'ai, dit-il, commencé ma révolution le jour où j'ai enlevé mon cordon sacré de brahmane.» Il sera ensuite l'un des premiers parmi les disciples de Gandhi à s'intéresser aux adivasis, ces autres hors-caste - avec les intouchables - de l'Inde, descendants des tribus forestières: il s'est battu contre le travail obligatoire qui faisait de certains d'entre eux des esclaves, puis il a ouvert un pensionnat pour qu'ils puissent scolariser leurs enfants... Aujourd'hui, à 87 ans, il est à la retraite. Mais il lui arrive encore de parcourir les villages de cette région rude et pauvre pour y prêcher autosuffisance, respect de l'environnement, non-violence...
Ramsavek Patakh appartient à la génération de gandhiens qui ont, au lendemain de l'indépendance, inscrit leurs pas dans ceux de Vinoba Bhave. Décédé en 1982, cet intellectuel était, dit-on, le disciple préféré de Gandhi. Opposé à la politique d'industrialisation du gouvernement de Delhi, il sillonna le pays, à pied, pendant près de vingt ans pour tenter de convaincre les riches propriétaires de céder des terres aux plus démunis, donnant un nouveau souffle à la pensée du Mahatma et suscitant de nombreuses vocations. C'était il y a longtemps - entre 1953 et 1970 - bien avant que l'Inde voie, dans les années 1990, son économie décoller et devienne shining India, l'Inde qui brille...
Que reste-t-il aujourd'hui de l'idéal gandhien dans ce pays en plein essor qui nourrit, face à la Chine, des ambitions de puissance? Pas grand-chose, semble-t-il, à l'aune d'une jeunesse urbaine qui a découvert la société de consommation et le modèle américain, qui rêve d'argent, de grosses cylindrées et de vêtements de marque. Presque rien, au-delà des références obligées qui émaillent les discours officiels, dans la culture politique de dirigeants désormais ralliés au libéralisme économique et à la mondialisation des échanges. Pourtant, affirme le politologue Ashis Nandy, cette «philosophie qui dérange» demeure suffisamment ancrée pour influencer encore certains comportements. Les notions de bien et de mal, par exemple, restent, pour de nombreux Indiens, étroitement liées à la pensée gandhienne. Le chercheur cite en exemple la réaction de l'opinion à la décision de Sonia Gandhi (qui n'a aucun lien de parenté avec le Mahatma), en mai 2004, de renoncer au poste de Premier ministre alors que son parti, celui du Congrès, venait de remporter les élections. «Si les Indiens l'ont portée aux nues, explique-t-il, c'est parce qu'ils ont vu dans ce geste, qui était en réalité très politique, une forme de renoncement gandhien.»
Ce qui demeure, aussi, c'est une communauté d'esprit. Un réseau où tout le monde se connaît, à défaut de toujours s'entendre. Mais celui-ci est aujourd'hui dépourvu de leader. «Depuis la mort de Vinoba Bhave, affirme Anupam Mishra, membre de la Gandhi Peace Foundation, un organisme voué à la propagation du message du Mahatma, il n'y a plus d'héritier qui ait une stature nationale.» Gandhi, qui prônait le remplacement des textiles d'importation britannique par du coton tissé à la main, filait plusieurs heures par jour: cette pratique, symbole de l'autosuffisance villageoise, se perpétue aujourd'hui dans les ashrams où l'on cultive son souvenir. Des nostalgiques du rouet aux militants de l'altermondialisme, le gandhisme est devenu pluriel.
Haut lieu de la pensée de Gandhi, la ville de Wardha, dans le centre géographique de l'Inde, compte encore une bonne douzaine d'institutions gandhiennes. La plus connue est l'ashram de Sevagram. Une dizaine de personnes - six hommes et quatre femmes - résident toujours en permanence dans ses bâtiments en pisé. Leur vie y est rythmée par les deux prières quotidiennes sous le grand pipal (figuier) planté il y a soixante-dix ans par le Mahatma. Tous les après-midi ils se réunissent pour filer le coton, en silence. Certains s'installent à l'intérieur, d'autres sous la véranda de bois, où Gandhi aimait recevoir ses visiteurs.
A quelques kilomètres de là, près de Paunar, l'ashram Brahmavidya Mandir, fondé par Vinoba Bhave, accueille, lui, une trentaine de femmes qui se consacrent à la swarajya, l'autosuffisance rurale. Et puis voici, à Wardha encore, les bâtiments décrépis du Gram Seva Mandal, une association de services au village créée par Vinoba dans les années 1930. Le temps semble s'y être, depuis, figé. On y trouve de très vieux employés derrière de très vieux bureaux, des presses à huile, un atelier de tissage et un autre dans lequel sont fabriquées des machines à filer. Les plus récentes permettent d'embobiner le fil sur huit fusettes... au lieu de six du temps de Vinoba. Les plus petits rouets, en bois, pliables et portables, reproduisent fidèlement celui qu'utilisait Gandhi. Il s'en écoulerait encore 250 par an, en Inde mais aussi aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et au Japon.
Toutes ces institutions ont de plus en plus de mal à joindre les deux bouts. Certaines, comme la Gandhi Peace Foundation à Delhi ou l'ashram de Sevagram, dépendent en grande partie, pour leur financement, des intérêts de fonds créés au lendemain de l'assassinat, en 1948, du Mahatma et depuis laminés par l'inflation. Leurs activités économiques, quand elles en ont, semblent déconnectées de la vie réelle. Les salaires qu'elles versent, très chiches, n'attirent plus de jeunes. Certains établissements périclitent carrément, comme la Commission pour la promotion du khadi, le coton tissé main, et des industries villageoises. Elle était censée à l'origine cogérer avec l'Etat la production artisanale des villages, notamment celle du khadi. Mais, aujourd'hui, cette production est en chute libre.
L'ashram de Sevagram connaît lui aussi des difficultés financières. En juillet dernier, il n'en a pas moins refusé la subvention que lui proposait le Premier ministre, afin de ne pas déroger au principe de l'autosuffisance. C'est un riche chef d'entreprise de l'époque, Jamnalal Bajaj, qui avait, en 1936, cédé le terrain de Sevagram à Gandhi. L'un des descendants de cette grande dynastie industrielle finance depuis 1987 un Institut d'études gandhiennes à Wardha, qui s'est fixé pour objectif de revivifier l'enseignement de la philosophie du Mahatma en surfant sur l'intérêt grandissant d'une partie de la jeunesse pour une alternative à l'économie mondialisée. «Manifester contre la mondialisation ne sert à rien si l'on ne change pas son mode de vie», souligne Siby Joseph Kollappallil, directeur des études. L'institut organise une formation de neuf mois, destinée à des étudiants qui ont déjà un premier diplôme universitaire, ainsi que des séminaires et des formations plus courtes. L'enseignement théorique n'occupe qu'une partie de l'emploi du temps des apprentis gandhiens. Ils doivent aussi nettoyer, jardiner et filer. Lecture, musique et prière complètent des journées bien remplies. Ici, on a retenu l'héritage oecuménique de Gandhi. Ravindra Varma, le premier président de l'institut, était un hindou de haute caste converti au bouddhisme. Siby Joseph Kollappallil est chrétien. Dans la salle de prière, face à un mur nu, chacun prie son dieu, conformément à l'enseignement du Mahatma, qui considérait qu'aucune religion n'était supérieure à une autre et que toutes, conçues par l'esprit humain, étaient imparfaites.
D'autres gandhiens ont, eux, fait le choix de l'activisme au service de la paix, de la protection de l'environnement ou du développement rural. Narayan Desai parcourt ainsi depuis plusieurs années le Gujarat, l'Etat dont Gandhi était originaire, prêchant inlassablement l'entente entre les communautés. Rajagopal P. V. - il ne dévoile jamais son patronyme pour manifester son opposition au système des castes - se consacre à la défense des paysans sans terres, et s'apprête à donner le coup d'envoi, en octobre, d'une nouvelle padyatra, une marche pacifique sur le modèle de celles organisées par le Mahatma. Après s'être engagé, très jeune, aux côtés de Jayaprakash Narayan, disciple de la première heure de Vinoba Bhave, dans son combat pour la démocratie au lendemain de l'état d'urgence décrété en 1975, Shri Rajendra Singh est aujourd'hui, à 48 ans, un spécialiste reconnu de la régénération des rivières. Grâce à cet «écolo-gandhien» et à son ONG, Tarun Bharat Sangh, un millier de villages du Rajasthan - un immense Etat, en majorité désertique, dans le nord-ouest de l'Inde - revivent.
Il y a décidément plusieurs demeures dans la maison du Père...
Source: L'Express - Dominique Lagarde
Ramsavek Patakh appartient à la génération de gandhiens qui ont, au lendemain de l'indépendance, inscrit leurs pas dans ceux de Vinoba Bhave. Décédé en 1982, cet intellectuel était, dit-on, le disciple préféré de Gandhi. Opposé à la politique d'industrialisation du gouvernement de Delhi, il sillonna le pays, à pied, pendant près de vingt ans pour tenter de convaincre les riches propriétaires de céder des terres aux plus démunis, donnant un nouveau souffle à la pensée du Mahatma et suscitant de nombreuses vocations. C'était il y a longtemps - entre 1953 et 1970 - bien avant que l'Inde voie, dans les années 1990, son économie décoller et devienne shining India, l'Inde qui brille...
Que reste-t-il aujourd'hui de l'idéal gandhien dans ce pays en plein essor qui nourrit, face à la Chine, des ambitions de puissance? Pas grand-chose, semble-t-il, à l'aune d'une jeunesse urbaine qui a découvert la société de consommation et le modèle américain, qui rêve d'argent, de grosses cylindrées et de vêtements de marque. Presque rien, au-delà des références obligées qui émaillent les discours officiels, dans la culture politique de dirigeants désormais ralliés au libéralisme économique et à la mondialisation des échanges. Pourtant, affirme le politologue Ashis Nandy, cette «philosophie qui dérange» demeure suffisamment ancrée pour influencer encore certains comportements. Les notions de bien et de mal, par exemple, restent, pour de nombreux Indiens, étroitement liées à la pensée gandhienne. Le chercheur cite en exemple la réaction de l'opinion à la décision de Sonia Gandhi (qui n'a aucun lien de parenté avec le Mahatma), en mai 2004, de renoncer au poste de Premier ministre alors que son parti, celui du Congrès, venait de remporter les élections. «Si les Indiens l'ont portée aux nues, explique-t-il, c'est parce qu'ils ont vu dans ce geste, qui était en réalité très politique, une forme de renoncement gandhien.»
Ce qui demeure, aussi, c'est une communauté d'esprit. Un réseau où tout le monde se connaît, à défaut de toujours s'entendre. Mais celui-ci est aujourd'hui dépourvu de leader. «Depuis la mort de Vinoba Bhave, affirme Anupam Mishra, membre de la Gandhi Peace Foundation, un organisme voué à la propagation du message du Mahatma, il n'y a plus d'héritier qui ait une stature nationale.» Gandhi, qui prônait le remplacement des textiles d'importation britannique par du coton tissé à la main, filait plusieurs heures par jour: cette pratique, symbole de l'autosuffisance villageoise, se perpétue aujourd'hui dans les ashrams où l'on cultive son souvenir. Des nostalgiques du rouet aux militants de l'altermondialisme, le gandhisme est devenu pluriel.
Haut lieu de la pensée de Gandhi, la ville de Wardha, dans le centre géographique de l'Inde, compte encore une bonne douzaine d'institutions gandhiennes. La plus connue est l'ashram de Sevagram. Une dizaine de personnes - six hommes et quatre femmes - résident toujours en permanence dans ses bâtiments en pisé. Leur vie y est rythmée par les deux prières quotidiennes sous le grand pipal (figuier) planté il y a soixante-dix ans par le Mahatma. Tous les après-midi ils se réunissent pour filer le coton, en silence. Certains s'installent à l'intérieur, d'autres sous la véranda de bois, où Gandhi aimait recevoir ses visiteurs.
A quelques kilomètres de là, près de Paunar, l'ashram Brahmavidya Mandir, fondé par Vinoba Bhave, accueille, lui, une trentaine de femmes qui se consacrent à la swarajya, l'autosuffisance rurale. Et puis voici, à Wardha encore, les bâtiments décrépis du Gram Seva Mandal, une association de services au village créée par Vinoba dans les années 1930. Le temps semble s'y être, depuis, figé. On y trouve de très vieux employés derrière de très vieux bureaux, des presses à huile, un atelier de tissage et un autre dans lequel sont fabriquées des machines à filer. Les plus récentes permettent d'embobiner le fil sur huit fusettes... au lieu de six du temps de Vinoba. Les plus petits rouets, en bois, pliables et portables, reproduisent fidèlement celui qu'utilisait Gandhi. Il s'en écoulerait encore 250 par an, en Inde mais aussi aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et au Japon.
Toutes ces institutions ont de plus en plus de mal à joindre les deux bouts. Certaines, comme la Gandhi Peace Foundation à Delhi ou l'ashram de Sevagram, dépendent en grande partie, pour leur financement, des intérêts de fonds créés au lendemain de l'assassinat, en 1948, du Mahatma et depuis laminés par l'inflation. Leurs activités économiques, quand elles en ont, semblent déconnectées de la vie réelle. Les salaires qu'elles versent, très chiches, n'attirent plus de jeunes. Certains établissements périclitent carrément, comme la Commission pour la promotion du khadi, le coton tissé main, et des industries villageoises. Elle était censée à l'origine cogérer avec l'Etat la production artisanale des villages, notamment celle du khadi. Mais, aujourd'hui, cette production est en chute libre.
L'ashram de Sevagram connaît lui aussi des difficultés financières. En juillet dernier, il n'en a pas moins refusé la subvention que lui proposait le Premier ministre, afin de ne pas déroger au principe de l'autosuffisance. C'est un riche chef d'entreprise de l'époque, Jamnalal Bajaj, qui avait, en 1936, cédé le terrain de Sevagram à Gandhi. L'un des descendants de cette grande dynastie industrielle finance depuis 1987 un Institut d'études gandhiennes à Wardha, qui s'est fixé pour objectif de revivifier l'enseignement de la philosophie du Mahatma en surfant sur l'intérêt grandissant d'une partie de la jeunesse pour une alternative à l'économie mondialisée. «Manifester contre la mondialisation ne sert à rien si l'on ne change pas son mode de vie», souligne Siby Joseph Kollappallil, directeur des études. L'institut organise une formation de neuf mois, destinée à des étudiants qui ont déjà un premier diplôme universitaire, ainsi que des séminaires et des formations plus courtes. L'enseignement théorique n'occupe qu'une partie de l'emploi du temps des apprentis gandhiens. Ils doivent aussi nettoyer, jardiner et filer. Lecture, musique et prière complètent des journées bien remplies. Ici, on a retenu l'héritage oecuménique de Gandhi. Ravindra Varma, le premier président de l'institut, était un hindou de haute caste converti au bouddhisme. Siby Joseph Kollappallil est chrétien. Dans la salle de prière, face à un mur nu, chacun prie son dieu, conformément à l'enseignement du Mahatma, qui considérait qu'aucune religion n'était supérieure à une autre et que toutes, conçues par l'esprit humain, étaient imparfaites.
D'autres gandhiens ont, eux, fait le choix de l'activisme au service de la paix, de la protection de l'environnement ou du développement rural. Narayan Desai parcourt ainsi depuis plusieurs années le Gujarat, l'Etat dont Gandhi était originaire, prêchant inlassablement l'entente entre les communautés. Rajagopal P. V. - il ne dévoile jamais son patronyme pour manifester son opposition au système des castes - se consacre à la défense des paysans sans terres, et s'apprête à donner le coup d'envoi, en octobre, d'une nouvelle padyatra, une marche pacifique sur le modèle de celles organisées par le Mahatma. Après s'être engagé, très jeune, aux côtés de Jayaprakash Narayan, disciple de la première heure de Vinoba Bhave, dans son combat pour la démocratie au lendemain de l'état d'urgence décrété en 1975, Shri Rajendra Singh est aujourd'hui, à 48 ans, un spécialiste reconnu de la régénération des rivières. Grâce à cet «écolo-gandhien» et à son ONG, Tarun Bharat Sangh, un millier de villages du Rajasthan - un immense Etat, en majorité désertique, dans le nord-ouest de l'Inde - revivent.
Il y a décidément plusieurs demeures dans la maison du Père...
Source: L'Express - Dominique Lagarde
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