28.8.06

Petites plumes pointues

Dans tous les coins de France, des émules du Canard enchaîné disent tout haut ce que les journaux locaux ne peuvent ou ne veulent pas dire. Avec férocité et drôlerie, mais, souvent, au prix de la précarité économique.

Il y a l'irrégulomadaire de la région nantaise, La Lettre à Lulu, autoproclamée «sale gosse» de la presse locale. Ou L'Agglorieuse, hebdomadaire montpelliérain au fait de tout ce qui se trame dans l'ombre du «grand satrape de Septimanie», alias Georges Frêche, président de la région Languedoc-Roussillon. Et aussi, à Toulouse, Le Satiricon, trimestriel sous-titré en hommage à Claude Nougaro «Lou journal des mémés qui aiment la castagne». Et bien d'autres encore, de L'Asperge de Colmar au Testu d'Aurillac, «le journal qui n'hésite pas à se mettre à dos ses propres lecteurs». Effrontés, incisifs, accros du calembour - fût-il douteux, à l'instar de Pourrie Normandie, aujourd'hui rendu à l'état de blog - ou vaguement programmatique, comme ce Ravi de Marseille qui refuse qu'on lui raconte des fadaises, tous entendent, selon la formule du Poivre rouge, né à Bordeaux, «épicer une actualité déjà brûlante».

Canicule ou pas, elle a toute chance de le rester. Pas de risque que La Galipote, «périodique auvergnat d'information critique», desserre l'étau autour du conseiller général d'Eygurande, maire de Laroche-près-Feyt, président de la chambre d'agriculture de Corrèze, épinglé sur quatre pages pour «esclavage moderne en Chiraquie Haute». Ou que Le Ravi cesse de s'intéresser, à sa manière, aux conclusions que la chambre régionale des comptes rendra à l'automne sur «les casseroles du président», à savoir François Bernardini, ancien président PS du conseil général des Bouches-du-Rhône. Feuille de canton, gazette communale ou périodique régional, voire, de plus en plus, webzine, la presse satirique joue à travers l'Hexagone les esprits frappeurs. «Nous revendiquons un droit d'irrévérence», résume le rédacteur en chef du Ravi, Michel Gairaud. Un droit fondé sur l'indépendance absolue et calé sur un principe: dépendre de ses lecteurs, non de la publicité. Une philosophie qui a fait le ton et le succès du Canard enchaîné et de Charlie Hebdo, deux références pour la presse off.

En titrant sur «Les nouveaux esclaves de l'immobilier», La Feuille de Villeneuve-sur-Lot, trente ans de passé satirique, pointe les pratiques des agents immobiliers à l'égard de leurs consultants sous contrat de louage. «Une enquête que nous aurions eu du mal à publier si nous avions des encarts payants d'annonceurs, fait valoir Anne Carpentier, sa directrice-gérante. Mais il y a belle lurette que nous ne faisons plus affaire avec les banques ni avec les assurances ou la grande distribution.»

Le précepte d'indépendance absolue est rude si l'on veut rester économiquement viable. D'autant qu'il y a les procès: à Montpellier, L'Agglorieuse - quatre assignations en quinze jours - est en train d'en faire l'expérience. «La menace d'un procès est une véritable épée de Damoclès. Cela prouverait que l'on dérange, mais c'est trop risqué», fait valoir Enzo Vanzetti, du Poivre rouge. C'est qu'on ne brocarde pas gratuitement. Beaucoup découvrent à leurs dépens qu'une assertion, même vraie, peut porter atteinte à l'honneur si le but poursuivi n'a pas de légitimité. Plaidable? Assurément. Mais tout le monde n'en a pas les moyens. Du coup, certaines feuilles, fragilisées, vivotent ou s'épuisent. D'autres, comme Fakir, lancé en 1999 à l'initiative d'un étudiant de la fac d'Amiens pour «s'occuper» du Journal des Amiénois, magazine municipal taxé de «mensonge par omission et de propagandisme politique», finissent par fusionner ou migrent vers le Web. Malgré le «prix d'ami» de l'imprimeur et les 500 exemplaires vendus dans la Seine-Maritime, le papier était ainsi trop coûteux pour Pourrie Normandie, qui entend demeurer «de mauvaise foi pour traiter l'actualité locale», selon Gilles François, rédacteur en chef.

"La PQR, avec son message trop conventionnel, nous ouvre un boulevard"

Tous ces pourfendeurs de magouilles et de baronnies ont souvent le champ libre. «La PQR [presse quotidienne régionale] fait passer un message trop institutionnel, analyse Tristan Cuche, de L'Agglorieuse. Cela nous ouvre un boulevard.» A Toulon, Cuverville, devenu webzine «paresseux et non militant», se fend d'un commentaire sur la nomination du bâtonnier des avocats du cru, la presse locale ayant omis de rappeler ses engagements au FN puis au MNR. Le Ravi veut que le débat autour de la ligne du futur TGV vers Nice dépasse le cadre local. Nombre de journaleux mènent une double vie: salariés de la PQR pour assurer leurs fins de mois, bénévoles anonymes pour se pencher sur ce que les «titres phares» laissent de côté, contraintes publicitaires obligent. «Etonnant mais logique, tant cette proximité avec le lecteur crée un rapport viscéral, fait valoir Jacques Vermenouze, homme-orchestre de Testu, habitué du porte-à-porte auprès des commerçants du centre-ville d'Aurillac. Tous n'aiment pas ce que je fais, mais tous me lisent. L'hebdo sert de caisse de résonance.»

On a longtemps cru le phénomène marginal. A la multiplication des titres dans la décennie 1970 - suite logique des mouvements contestataires d'après Mai 68 - a succédé un recul lié à l'arrivée de la gauche au pouvoir et au développement des radios libres. Mais, depuis 1995, avec l'essor de la mouvance altermondialiste, il y a comme une résurgence. Au point que les sociologues observent, d'un côté, les titres «antihégémoniques», dénonçant tout à trac l'allégeance des entreprises de presse au monde politico-économique, la recherche du profit et du sensationnalisme, et, de l'autre, les journaux dits «expressivistes», qui refusent l'accaparement de la parole par les professionnels. C'est ce registre «libérateur» qu'avec beaucoup d'autres affectionnent La Mée socialiste de Châteaubriant (Loire-Atlantique) ou La Feuille. «Les gens ont besoin d'une prise de parole, résume Anne Carpentier. On relaie leurs combats.»

La Feuille: (Villeneuve-sur-Lot). «Satire partout en Lot-et-Garonne». Création: 1976. Responsable: Anne Carpentier. Collaborateurs: 5 permanents. Tirage: 6 000 exemplaires, 2 €.Site: www.lafeuille.com

L'Oursaint: Fanzine du canton de Six-Fours (Var). «Le trimestriel qui pique». Création: 2003. Responsable: Damien Doignot. Collaborateurs: 3 permanents, 6 occasionnels. Tirage: jusqu'à 300 exemplaires, 2 €.Site: http://www.loursaint.c.la/

Satiricon: (Toulouse et agglomération). «Lou journal des mémés qui aiment la castagne». Date de création: 1995. Responsable: Sylviane Baudois. Nombre de collaborateurs: «variable». Tirage: 7 000 exemplaires, 2 €.Site: www.satiricon.net

Pumpernickel : Chronique satirique wissembourgeoise. Création: 1995. Responsable: Antoine Michon. Collaborateurs: 10 bénévoles. Tirage: 500 exemplaires, 2 €.Site: http://pumpernickel.over-blog.com

La Lettre à Lulu :(Nantes), «Le sale gosse de la presse nantaise». Création: 1995. Responsable: Nicolas de la Casinière. Collaborateurs: 12 bénévoles. Tirage: 4 000 exemplaires, 2 €.Site: www.lalettrealulu.com

La Galipote : «Périodique auvergnat d'information critique». Création: 1979. Responsable: Roland Provenchère. Collaborateurs: 7 salariés, 80 correspondants. Tirage: 6 000 exemplaires, 5 €.Site: www.la-galipote.org

L'Agglorieuse : (Montpellier et agglomération). «L'hebdo qui sait emballer le poisson». Création: 2002. Responsable: Tristan Cuche. Collaborateurs: 4 «réguliers», 10 «associés». Tirage: 2 000 exemplaires, 1 €.Site: http://www.lagglorieuse.com/

source: Richard de Vendeuil, Chloé Delahaye - L'Express