10.9.06

Vive Mai 68 !

Tous ceux qui tapent sur Mai 68, la "montée de l'individualisme", la société qui "va à vau-l'eau" et la "perte des valeurs" (famille, patrie et autres tartes à la crème), et c'est à la mode par les temps qui courent aussi bien à droite qu'à gauche, feraient bien de se souvenir que c'est la révolte des étudiants contre la vie standardisée et ennuyeuse de leurs parents dans les grandes organisations (le bureau ou l'usine) des années d'après-guerre qui a débouché sur le moyen de s'en sortir : l'informatique, Internet, la société de l'information.

Ce sont les jeunes chercheurs qui accaparent le réseau Arpanet mis au point en 1969 par le Pentagone pour résister à une attaque nucléaire, ce sont d'autres étudiants qui inventent le modem pour communiquer gratuitement sans passer par le serveur du département de la défense, ce sont trois révoltés qui bidouillent Unix pour relier facilement leurs ordinateurs. Autant de " ruptures" (tsoin-tsoin) par rapport aux gros machins obligatoires, uniformes, massifiés, contrôlés. Sans compter la trouvaille par Apple de l'ordinateur personnel, en lutte contre IBM, modèle, à l'époque, de l'organisation de papa.

On jubilait à lire ce rappel au détour des pages du formidable livre de Daniel Cohen (Trois leçons sur la société postindustrielle, "La République des idées", Seuil, 91 pages, 10,50 €). Le "Vive 68 !", n'est pas du tout le propos du professeur de l'Ecole normale supérieure. C'est le nôtre. Mais les arguments y sont.

La révolte étudiante n'est pas le début du "désordre" social parce qu'avec les soixante-huitards triomphaient le laxisme et la lâcheté. Il s'agit de bien autre chose, et croire, dès lors, qu'on pourra résoudre la question sociale en rétablissant l'ordre à coups de morale et d'"autorité" est se tromper lourdement d'analyse.

Daniel Cohen explique que Mai 68 a été l'un des moments, dans le monde entier, de la remise en cause du capitalisme dit "fordien", né, à la fin du XIXe, autour de la figure centrale de la grande firme industrielle. Pour intégrer des ouvriers immigrés, sans qualification, ne parlant pas l'anglais, il avait fallu standardiser leurs tâches. Le modèle se révèle très efficace, il est copié partout. Puis, pour conserver les ouvriers, améliorer leur productivité et maintenir la paix sociale, les patrons décident de les payer "bien". Le social fait route commune avec l'économie.
Au milieu des années 1960, le modèle fordien s'épuise. L'ennui des tâches, défaut constitutif, a fini par peser. Les "bons" salaires ne débouchent plus sur des gains de productivité, mais sur l'inflation.

Le capitalisme entre en crise et il commence, alors, une remise en question "systématique" des principes fordiens. Les étudiants, pointe la plus éduquée de la main-d'oeuvre, "récusent la société hiérarchisée léguée, subie, par leurs parents. L'équation "salaire égale obéissance" leur paraît inacceptable", explique Daniel Cohen. Mais la révolution étudiante, l'éveil de l'individualisme, n'est qu'un des pans de la révolution capitaliste. Celle-ci, faisant son lait de quatre autres "ruptures" (tsoin-tsoin), va déboucher sur le capitalisme qui domine aujourd'hui et qui a, finalement, démembré la firme industrielle et séparé le social de l'économie.
Ces "ruptures" (tsoin-tsoin) sont l'informatique, qui autorise la souplesse ; la prise de pouvoir de la Bourse sur le management des entreprises ; la mondialisation, qui exacerbe la concurrence ; et la nouvelle organisation du travail. Ce dernier point est essentiel pour comprendre. La firme industrielle, agrégée en vaste conglomérat, fabriquait dans le fordisme l'essentiel de ce dont elle avait besoin. Pour se protéger du mauvais temps, la fabrique de maillots de bain produisait aussi des parapluies, s'amuse Cohen.

Aujourd'hui, la règle est à l'adaptabilité, la réactivité et l'optimisation des coûts en supprimant les temps morts et en sous-traitant tout ce qui peut l'être. Renault ne fabrique plus que 20 % de ses voitures contre 80 % naguère. L'actionnaire couvre ses risques en achetant une action de l'usine de maillots et une action de l'usine de parapluies. Tout le risque est porté par le salarié menacé de perdre son emploi. La solidarité du fordisme a volé en éclats.

L'économie va bien, mais le social va mal, le divorce est prononcé. Le risque, imagine le professeur en prolongeant une hypothèse du sociologue Alain Touraine, est un grand saut en arrière pour voir le social épouser le religieux, "la religion devenant la solution à la solitude sociale". On voit déjà, au Liban et ailleurs, les partis de Dieu asseoir leur propagande sur de réels services sociaux.

Le désordre social a donc des causes bien plus sérieuses que le laxisme. En rester à une critique de Mai 68 et prôner un retour de " la morale" ne résoudra rien, au contraire. En appeler à l'ordre et au respect de l'autorité n'a de sens que si l'ordre est économiquement légitime et si cette autorité est respectable, sinon les esprits se tourneront peu à peu vers les seuls prêtres. L'important est, comme conclut Daniel Cohen, de faire remarcher les institutions laïques : les syndicats, les universités, les villes... Ajoutons à l'école d'apprendre aux enfants à garder l'esprit toujours libre, c'est-à-dire rebelle.

source: Eric Le Boucher - Le Monde