Entre deux guerres
Entre deux guerres, faut-il choisir la moindre ? En quoi une crise est-elle moins digne d'intérêt qu'une autre ? Questions complexes qui en entraînent d'autres, plus épineuses, comme le fait de savoir pourquoi les médias vont parfois choisir un camp dans leur présentation d'un conflit (Yougoslavie, Tchétchénie), et parfois choisir de ne pas en choisir du tout (Irak). Mais nous ferons toutefois remarquer que d'une part, effectivement, certaines guerres semblent davantage intéresser les médias que d'autres, et que d'autre part, il est rare que vos journaux et télévisions, quand ils abordent les conflits en cours, traitent véritablement des combats. Cela s'explique bien sûr par le fait qu'il est fort difficile, quand on est sur le terrain au milieu des balles qui sifflent et des explosions, de comprendre quoi que ce soit à ce qui est en train de se passer. D'où cette impression de flou que l'on éprouve quand on lit ou écoute des reportages sur les combats dans telle ou telle région.
Pour faire "couleur locale", un journaliste privilégiera un entretien avec le représentant le plus pittoresque (et souvent le plus fort en gueule) des forces en présence, au détriment d'une analyse minutieuse des événements. Evénements qu'il est de toute façon bien difficile de reconstituer avec précision, puisque la plupart du temps, la guerre en question se poursuit et qu'elle est donc placée sous le sceau bien naturel du secret militaire. Pour comprendre ce dont nous parlons, il suffit de consulter les archives des journaux alliés et allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, par exemple au sujet de la bataille de Stalingrad, et de les comparer avec les dernières études des meilleurs historiens d'aujourd'hui. Le gouffre entre ce que croyaient savoir les gens à l'époque et ce qui s'est réellement passé a de quoi donner le vertige.
On voit donc que, même sans censure forcenée, il est rare que les contemporains, alors qu'on leur assène le mot "guerre" jour après jour, soient en mesure de saisir ce qui se déroule exactement sur les fronts lointains. A moins de venir nous frapper directement dans nos chairs, la guerre reste une abstraction pour nous tous. Ce qui n'est quand même pas notre faute, reconnaissons-le. Quant à ceux que ces choses-là intéressent (dont nous sommes), eh bien, il faut avoir la patience d'attendre dix, vingt ou trente ans pour espérer en savoir plus.
Cela vaut en tout cas en ce moment pour la situation en Afghanistan, pays qui a pour ainsi dire disparu des pages des journaux et des écrans de télévision, à l'exception de quelques entrefilets et autres dépêches. Si l'Irak a chaque jour les honneurs de la presse, les embarras de Kaboul, eux, sont oubliés. Pourtant, les talibans sont toujours là, semble-t-il, et bien là. Ils se sont même offert le luxe de menacer les soldats britanniques qui devraient bientôt être déployés sur place, comme le rapporte la BBC. "Des hommes prétendant représenter les talibans ont déclaré [...] qu'ils prévoyaient d'attaquer et de tuer des soldats anglais."
Le Royaume-Uni procède actuellement à l'envoi de 3 300 hommes en Afghanistan, et le ministre de la Défense britannique, John Reid, a reconnu qu'ils couraient des "risques énormes". Un "commandant local" des talibans, apparemment féru d'histoire, aurait lancé à la BBC : "Les Britanniques ont été vaincus par le passé. Les Afghans n'ont pas peur de la mort. Les Britanniques sont de vieux ennemis de l'Afghanistan. Nos ressources s'améliorent de jour en jour et nous sommes doués pour la guérilla." Alors, toujours là, les talibans ? Peut-être n'est-ce là justement que l'interview d'un de ces "forts en gueule" qui font "couleur locale" dont nous parlions plus haut ?
Peut-être pas. Car, si l'on en croit le site Institute for War and Peace Reporting, les étudiants en religion afghans sont à la tête d'"une violente insurrection depuis ces derniers mois [qui] a fait de Ghazni, à seulement 135 kilomètres au sud de Kaboul, une des provinces les plus volatiles du sud du pays".
En six mois, 28 responsables officiels y auraient été abattus. Interrogé, un commerçant de la région assure : "On ne voit pas beaucoup de patrouilles de police ou des équipes du gouvernement venir dans notre village, mais on voit des talibans armés patrouiller tous les jours." Le conflit, de faible intensité, prend des formes inattendues. Ainsi, le gouvernement a-t-il décidé à la mi-avril d'"interdire les motos non immatriculées avec passagers, privant les insurgés de leur mode d'attaque favori. Ne voulant pas être en reste, les talibans ont immédiatement émis leur propre décret : tout trafic de véhicule est interdit dans la région. Quiconque contreviendra à cet ordre sera la cible privilégiée des représailles des talibans."
En attendant que la circulation reprenne ses droits dans la région de Ghazni, le conflit afghan et ses motocyclettes terroristes sont ignorés du grand public. Il faut dire, à la décharge des médias, que tant de guerres et d'insurrections ont déjà lieu ou paraissent se profiler à l'horizon qu'il devient presque impossible de toutes les aborder sans craindre de lasser audience et lectorat. Le 25 avril dernier, par exemple, la Corée du Sud mettait en garde le Japon, rapporte la BBC, toujours elle. Séoul et Tokyo menacent encore d'en venir aux mains pour quelques poussières d'îles éparpillées entre les deux pays. "Nous réagirons fermement et vigoureusement à toute provocation physique", a prévenu le président coréen Roh Moo-hyun.
Ailleurs, c'est le Venezuela qui s'arme, craignant une intervention américaine. José Higuera, correspondant du Jane's Defence Weekly en Amérique latine, revient sur les intentions du gouvernement de Caracas. "L'armée de l'air vénézuélienne envisage l'achat de plusieurs avions d'attaque au sol Sukhoï Su-25." Au départ, Caracas souhaitait acquérir des Embraer A-29 Super Tucano de fabrication brésilienne, mais "la transaction a échoué à la suite de la menace de Washington d'interdire le transfert au Venezuela de tous composants et pièces fabriqués aux Etats-Unis ou produits sous licence américaine". Tant qu'à faire, le Venezuela en profite. Outre ses Su-25, il négocie avec Moscou l'achat d'avions de combat multirôles Su-27SM, appareils autrement plus ambitieux qui pourraient poser problème à l'US Air Force s'il prenait effectivement un jour l'envie au Pentagone d'expulser Hugo Chávez manu militari.
Enfin, s'il est une guerre oubliée, c'est bien la guerre froide. Mieux, même, tout le monde la croit finie. Or le mois dernier, à l'occasion de manœuvres militaires, signale l'agence de presse russe RIA Novosti, reprise par le site globalsecurity.org, des bombardiers russes auraient "survolé l'espace aérien américain près de l'océan Arctique et du Canada". Interrogé à ce sujet, le général d'aviation russe Igor Khvorov a expliqué que l'armée de l'air américaine avait lancé une enquête afin de comprendre comment ces intrus avaient pu lui échapper. "Ils ont été incapables de détecter les appareils, que ce soit au radar ou visuellement", lâche le général, non sans une certaine satisfaction.
Finalement, on se dit que parfois on comprend pourquoi les médias préfèrent se taire sur certains conflits et autres incidents de cet ordre. Sinon, nous en perdrions le sommeil...
source : Chronique de Raymond Clarinard - Courrier International
Pour faire "couleur locale", un journaliste privilégiera un entretien avec le représentant le plus pittoresque (et souvent le plus fort en gueule) des forces en présence, au détriment d'une analyse minutieuse des événements. Evénements qu'il est de toute façon bien difficile de reconstituer avec précision, puisque la plupart du temps, la guerre en question se poursuit et qu'elle est donc placée sous le sceau bien naturel du secret militaire. Pour comprendre ce dont nous parlons, il suffit de consulter les archives des journaux alliés et allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, par exemple au sujet de la bataille de Stalingrad, et de les comparer avec les dernières études des meilleurs historiens d'aujourd'hui. Le gouffre entre ce que croyaient savoir les gens à l'époque et ce qui s'est réellement passé a de quoi donner le vertige.
On voit donc que, même sans censure forcenée, il est rare que les contemporains, alors qu'on leur assène le mot "guerre" jour après jour, soient en mesure de saisir ce qui se déroule exactement sur les fronts lointains. A moins de venir nous frapper directement dans nos chairs, la guerre reste une abstraction pour nous tous. Ce qui n'est quand même pas notre faute, reconnaissons-le. Quant à ceux que ces choses-là intéressent (dont nous sommes), eh bien, il faut avoir la patience d'attendre dix, vingt ou trente ans pour espérer en savoir plus.
Cela vaut en tout cas en ce moment pour la situation en Afghanistan, pays qui a pour ainsi dire disparu des pages des journaux et des écrans de télévision, à l'exception de quelques entrefilets et autres dépêches. Si l'Irak a chaque jour les honneurs de la presse, les embarras de Kaboul, eux, sont oubliés. Pourtant, les talibans sont toujours là, semble-t-il, et bien là. Ils se sont même offert le luxe de menacer les soldats britanniques qui devraient bientôt être déployés sur place, comme le rapporte la BBC. "Des hommes prétendant représenter les talibans ont déclaré [...] qu'ils prévoyaient d'attaquer et de tuer des soldats anglais."
Le Royaume-Uni procède actuellement à l'envoi de 3 300 hommes en Afghanistan, et le ministre de la Défense britannique, John Reid, a reconnu qu'ils couraient des "risques énormes". Un "commandant local" des talibans, apparemment féru d'histoire, aurait lancé à la BBC : "Les Britanniques ont été vaincus par le passé. Les Afghans n'ont pas peur de la mort. Les Britanniques sont de vieux ennemis de l'Afghanistan. Nos ressources s'améliorent de jour en jour et nous sommes doués pour la guérilla." Alors, toujours là, les talibans ? Peut-être n'est-ce là justement que l'interview d'un de ces "forts en gueule" qui font "couleur locale" dont nous parlions plus haut ?
Peut-être pas. Car, si l'on en croit le site Institute for War and Peace Reporting, les étudiants en religion afghans sont à la tête d'"une violente insurrection depuis ces derniers mois [qui] a fait de Ghazni, à seulement 135 kilomètres au sud de Kaboul, une des provinces les plus volatiles du sud du pays".
En six mois, 28 responsables officiels y auraient été abattus. Interrogé, un commerçant de la région assure : "On ne voit pas beaucoup de patrouilles de police ou des équipes du gouvernement venir dans notre village, mais on voit des talibans armés patrouiller tous les jours." Le conflit, de faible intensité, prend des formes inattendues. Ainsi, le gouvernement a-t-il décidé à la mi-avril d'"interdire les motos non immatriculées avec passagers, privant les insurgés de leur mode d'attaque favori. Ne voulant pas être en reste, les talibans ont immédiatement émis leur propre décret : tout trafic de véhicule est interdit dans la région. Quiconque contreviendra à cet ordre sera la cible privilégiée des représailles des talibans."
En attendant que la circulation reprenne ses droits dans la région de Ghazni, le conflit afghan et ses motocyclettes terroristes sont ignorés du grand public. Il faut dire, à la décharge des médias, que tant de guerres et d'insurrections ont déjà lieu ou paraissent se profiler à l'horizon qu'il devient presque impossible de toutes les aborder sans craindre de lasser audience et lectorat. Le 25 avril dernier, par exemple, la Corée du Sud mettait en garde le Japon, rapporte la BBC, toujours elle. Séoul et Tokyo menacent encore d'en venir aux mains pour quelques poussières d'îles éparpillées entre les deux pays. "Nous réagirons fermement et vigoureusement à toute provocation physique", a prévenu le président coréen Roh Moo-hyun.
Ailleurs, c'est le Venezuela qui s'arme, craignant une intervention américaine. José Higuera, correspondant du Jane's Defence Weekly en Amérique latine, revient sur les intentions du gouvernement de Caracas. "L'armée de l'air vénézuélienne envisage l'achat de plusieurs avions d'attaque au sol Sukhoï Su-25." Au départ, Caracas souhaitait acquérir des Embraer A-29 Super Tucano de fabrication brésilienne, mais "la transaction a échoué à la suite de la menace de Washington d'interdire le transfert au Venezuela de tous composants et pièces fabriqués aux Etats-Unis ou produits sous licence américaine". Tant qu'à faire, le Venezuela en profite. Outre ses Su-25, il négocie avec Moscou l'achat d'avions de combat multirôles Su-27SM, appareils autrement plus ambitieux qui pourraient poser problème à l'US Air Force s'il prenait effectivement un jour l'envie au Pentagone d'expulser Hugo Chávez manu militari.
Enfin, s'il est une guerre oubliée, c'est bien la guerre froide. Mieux, même, tout le monde la croit finie. Or le mois dernier, à l'occasion de manœuvres militaires, signale l'agence de presse russe RIA Novosti, reprise par le site globalsecurity.org, des bombardiers russes auraient "survolé l'espace aérien américain près de l'océan Arctique et du Canada". Interrogé à ce sujet, le général d'aviation russe Igor Khvorov a expliqué que l'armée de l'air américaine avait lancé une enquête afin de comprendre comment ces intrus avaient pu lui échapper. "Ils ont été incapables de détecter les appareils, que ce soit au radar ou visuellement", lâche le général, non sans une certaine satisfaction.
Finalement, on se dit que parfois on comprend pourquoi les médias préfèrent se taire sur certains conflits et autres incidents de cet ordre. Sinon, nous en perdrions le sommeil...
source : Chronique de Raymond Clarinard - Courrier International
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