14.3.06

On achève bien les bateaux...

Certains sont encore des monstres immenses, d’autres ne sont déjà plus que de gigantesques coques éventrées. À leurs côtés, gisent les carcasses de ce qui était des navires de toutes sortes. La nuit enveloppe les chantiers d’Alang, la poussière et la chaleur de la journée - le mercure frise les 30 degrés en ce début février et les 45 degrés en été - sont retombées. Les projecteurs se sont allumés, ici et là le travail continue et, sur certains sites, grues et pelleteuses sont encore en action. Ouvert en 1983, Alang a longtemps été le plus grand cimetière de bateaux du monde Des milliers de navires, cargos, vaisseaux de guerre, transatlantiques « en fin de vie » y sont devenus des tas de ferraille.

Sur une dizaine de kilomètres s’alignent 173 sites de démantèlement sur la côte ouest du golfe de Cambay où les fortes marées, combinées à un rivage en pente douce, permettent aux bâtiments lancés ou remorqués à pleine vitesse vers la terre de venir s’échouer sur le sable et d’y rester figés. À marée basse, ils sont alors accessibles aux ouvriers. Pas besoins de docks et d’équipements coûteux de la part du gouvernement central propriétaire des chantiers, ni de l’État du Gujerat, qui en assure la gestion et encore moins des grandes entreprises de casse qui exploitent ce site naturel tout autant que la main-d’oeuvre. Alang est une vaste enclave, un monde à part que l’on atteint par une étroite route à deux voies encombrée. Des postes de contrôle filtrent les entrées. Visiteurs et médias n’y ont plus accès, sauf avec une permission rarement délivrée. La campagne menée par les écologistes a provoqué des réactions de colère. Mardi dernier, le Siv Sinna, la branche extrémiste du parti hindou - le BJP, qui a perdu la majorité l’an dernier lors des législatives nationales mais qui reste au pouvoir dans le Gujarat - organisait sur les chantiers des manifestations de protestation contre les menées de Greenpeace. Les journaux locaux en gujarati relayaient l’information. Le Siv Sinna, qui détient la municipalité de Mumbaï où sont les sièges des entreprises de démolition qui sévissent à Alang, est justement lié à tous les grands milieux d’affaires.

Sur les lieux, la tension est perceptible. Alang est divisé en deux zones distinctes que sépare une route. D’un côté, les sites de démantèlement, de l’autre une concentration de cabanons faits de planches agglutinés les uns aux autres. Dans ces bidonvilles s’entassent des milliers d’ouvriers. Il y fait noir malgré le piratage de l’électricité à certains endroits. L’ingénieur Mahesh Panda, qui anime le Centre pour la justice sociale, a été le premier à enquêter sur les lieux en 1995 et à dresser le premier rapport sur les conditions de travail et de vie des ouvriers et les conséquences sur l’environnement de la casse de bateaux non nettoyés avant l’échouage. « Ils étaient à 20 ou 30 dans une même baraque, dormant sur des couchettes superposées. Ils pouvaient travailler vingt heures par jour », explique-t-il. Il se souvient encore d’hommes épuisés, tombant des bateaux par faiblesse, selon des témoignages recueillis à l’époque. « Ils avaient des problèmes de peau dus au contact de matières toxiques, des problèmes respiratoires. Les cales peuvent contenir des gaz et les découpeurs les percent au chalumeau au risque d’explosions. Le sol est saturé de produits toxiques. Or la plupart des travailleurs sont nu-pieds et peuvent se blesser », rapporte encore Mahesh Panda.

Entre 1983 et 2004, la direction maritime du Gujerat (GMB) fait état de 372 décès des suites d’accidents. Mais, de source proche des chantiers, on parle de 50 à 60 décès par an dans la phase de destruction des bateaux, qui est la plus dangereuse. Ce qui signifie aussi des dizaines et des dizaines de blessés estiment ces mêmes sources. Et si le nombre a baissé ces dernières années, on impute plutôt le phénomène au déclin des activités. Sans compter ceux qui sont retournés malades dans leurs villages après avoir respiré des vapeurs de produits toxiques. Car cette main-d’oeuvre migrante vient de loin (voir entretien page 4). Les ouvriers travaillent à la journée, sont recrutés localement dans les provinces arriérées par des agences qui servent d’intermédiaires entre les entreprises de casseurs et les paysans. Ce sont ces recruteurs qui fixent les salaires. Ils tiennent les travailleurs sous leur coupe. Pour ces paysans misérables et analphabètes, ces offres de travail sont vécues comme un eldorado, même s’ils déchantent très vite. À l’échelle indienne, leur faible salaire fait survivre néanmoins leurs familles. Et s’ils acceptent de prendre des risques en participant directement à la casse initiale, ils gagnent un peu plus.

À la grande époque d’Alang, vers les années 1990, les chantiers comptaient entre 40 000 à 50 000 ouvriers. Aujourd’hui, il n’en resterait que 4 000, selon des estimations administratives, et 10 000 selon les organisations de défense des droits de l’homme. « En fait, on n’a jamais su exactement les effectifs d’une telle main-d’oeuvre. Il n’y a jamais eu de chiffre officiel », reconnaît l’avocat Bushan Oza, de l’association de défense des droits de l’homme Janhit. Et cette incertitude même est inquiétante.

La rotation permanente des ouvriers est aussi un handicap pour les syndicats qui n’ont jamais pu s’implanter à Alang, véritable « zone de non-droit » dénoncent les associations de défense des droits de l’homme. « Comment peuvent-ils revendiquer quoi que ce soit ? Si quelqu’un revendique, on ne le fait plus travailler », nous affirme-t-on.

« C’est à l’État de faire respecter ces lois. Nous ne nous battons pas pour fermer ces chantiers, nous voulons que la loi et la sécurité soient respectées dans ce secteur complètement informel de l’industrie indienne du recyclage. Nous demandons que les embauches se fassent directement avec les entreprises de casseurs avec des contrats de travail qui impliquent le respect des règles de sécurité, le droit de s’organiser syndicalement et que l’on prenne en considération les problèmes de pollution. Nous demandons que soient retirées toutes les matières toxiques, parce nous n’avons pas les moyens de le faire », revendique Mahesh Panda.

Plus globalement, les militants indiens s’interrogent sur les raisons qu’a l’Inde d’importer des déchets toxiques issus des pays industrialisés, qui s’en débarrassent ainsi à bon compte. Ils pointent ainsi les responsabilités et des autorités de Delhi et celles des puissances occidentales. Sous la polémique qui fait rage, c’est bien la perversité de l’économie mondialisée et la mise en concurrence des pays du Sud qui sont mis en cause. Ainsi, le rapport de Mahesh Panda a-t-il été soumis en son temps à la Haute Cour. D’autres interventions ont conduit à un renforcement des contrôles depuis 1998. Des procédures plus strictes ont conduit à plus de sécurité, comme l’interdiction de faire échouer les navires contenant encore des hydrocarbures ou des matières toxiques. Vingt-sept chantiers ont été fermés pour des infractions à ces règles. Mais, en ce qui concerne l’amiante, la juridiction reste floue sur l’infrastructure même des navires qui en renferment.

Mais le filet de protection adopté a réussi à faire fuir les armateurs. Le journaliste R. K. Misra ne décolère pas face au déclin d’Alang. « Sur 173 sites, 65 sont encore actifs et les clients ont fui vers le Pakistan, le Bangladesh, la Chine, où l’on est moins regardant sur les procédures parce qu’il n’y a pas de démocratie ni par conséquent de campagnes d’opposants », affirme-t-il.

« Depuis trois à quatre ans, des efforts ont été faits à Alang pour mettre en garde les ouvriers contre les dangers des produits », signalent les frères Salanki, qui possèdent une petite entreprise familiale de récupération des métaux travaillant sur les chantiers. « Un institut de formation a été créé et les cours sont obligatoires pour les ouvriers avant qu’ils soient employés à la démolition. » Sur le site sont apparus de tout nouveaux panneaux rappelant l’obligation du port du casque, d’une ceinture de sécurité, d’un masque, de gants, de bottes. Une protection qui doit être fournie par les employeurs. C’est-à-dire les entreprises de casse. Qu’en est-il réellement d’une distribution généralisée de ces équipements de protection contre les substances nocives ? Écologistes, associations de défense des droits de l’homme et syndicats restent dubitatifs. La destruction des bateaux est une grosse affaire d’argent, qui rapporte autour de 10 milliards d’euros dans toute l’Inde.

source: L'Humanité - Dominique Bari : «Aux chantiers d’Alang, on détruit des navires et des hommes »