13.3.06

L'invisible fin de peine

"Le plus pénible en prison, c'est ce temps très particulier. "Le temps vidé de son sens qui s'écoule de vous-même comme une hémorragie. Il y en a qui se vident de leur sang. Nous, les prisonniers de longue peine, nous nous vidons de notre temps."

Il a choisi Ouessant. Cette île de bout du monde aplatie par le vent, loin au large de Brest, où n'accoste, en hiver, qu'une navette par jour. Après vingt années passées en détention, dont onze et demie consécutives, élargi en 2000, Claude Lucas, 62 ans, ancien braqueur de banques, multirécidiviste, a choisi Ouessant pour y vivre avec sa femme, Hélène. Cette prison ouverte sur l'infini où la liberté n'est que conditionnelle, à la merci des bateaux et des intempéries. Il a choisi cette retraite dont il avait eu le temps de rêver : pascalienne, sans divertissement, dans la parenthèse du monde. Loin de la compagnie des hommes, de son passé, de ses blessures.

Une grande silhouette chaleureuse attend sur le pas de la porte.. Dans le petit bureau tout en longueur qu'il appelle gentiment "ma cellule", Claude Lucas lit et écrit. Car, au cours de sa détention, il a changé. Ses compagnons l'appelaient "l'Abbé". Il a passé son bac, découvert la philosophie, fait d'Emmanuel Levinas son maître à penser. Se révélant à lui-même intellectuel et écrivain. Il termine un nouveau livre, s'attelle à un scénario. Suerte, son grandiose roman autobiographique écrit en prison (Plon, "Terre humaine", 1995), avait impressionné la cour d'assises et lui avait paradoxalement valu la clémence alors même qu'il y dénonçait l'inhumanité de la pénitentiaire. "Ce n'est pas grâce à la prison si j'ai écrit Suerte, je tiens à le dire, lâche Claude Lucas avec une dureté soudaine. Je ne supporte pas que l'on considère une quelconque utilité de la prison. Mon destin devait se révéler dans une épreuve, et, par contingence, ce fut elle. L'heure de vérité a duré vingt ans."

En lisant les journaux, ces dernières semaines, le passé a surgi une fois de plus. Depuis la centrale de Clairvaux (Nord), dix condamnés à perpétuité ("Nous, les emmurés vivants") ont lancé le 16 janvier un appel public "au rétablissement effectif de la peine de mort" : un cri de détresse doublé d'une incitation à réfléchir. "Nous préférons encore en finir une bonne fois pour toutes que de nous voir crever à petit feu, écrivaient-ils. Après de telles durées de prison, tout rescapé ne peut que sortir, au mieux, sénile et totalement brisé."

Les "emmurés vivants" de Clairvaux. L'expression rappelle l'admirable début de Suerte : ce monde des longues peines où errent des prisonniers "déjà morts". Cet "univers parallèle si semblable à l'autre, celui des humains d'à côté".

Claude Lucas est concentré. Il s'exprime abondamment et vite, pas de détours, les mots sont exacts. A-t-il encore envie de réfléchir à la prison ? "J'ai tendance à m'en détacher. J'ai fait mon temps, et avec Suerte j'estime avoir accompli ma part de témoignage. Tout cela est loin, maintenant. Quoique... finalement, ça vous rattrape toujours. La preuve, vous êtes ici." Hélène, soudain nerveuse, l'air inquiet, sort s'affairer dans le jardin. Elle avait rencontré Claude par un ami commun du "milieu", et n'a plus cessé de lui rendre visite en prison. Lui donnant jusqu'au bout la force de tenir. Les longues peines, elle connaît.

"Supprimer la peine de mort pour la substituer à la perpétuité réelle, en effet ce n'est pas mieux, commence l'ancien braqueur. Mais il ne faut pas poser les choses sous une forme alternative. La peine de mort est une honte pour un Etat démocratique. La perpétuité, c'est abandonner un condamné à une existence dégénérative, c'est une torture, une euthanasie. Le courage serait de dire : on ne condamne pas au-delà de quinze ou vingt ans. Car la modernité étant ce qu'elle est, aucun individu n'est en mesure de se réinsérer, de trouver du travail au-delà d'une si longue période. Et il subira une deuxième peine. Personne n'y gagne, ni le condamné ni la société."

Les condamnations à perpétuité sont généralement assorties d'une période de sûreté. Celle-ci interdit toute libération conditionnelle pendant quinze à trente ans. Pour plus de la moitié des détenus, elle dépasse dix-huit ans. Depuis un quart de siècle, les peines réellement effectuées se sont considérablement allongées. "De fait, poursuit Claude Lucas, la perpétuité réelle n'existe pas. Mais c'est pire : vous ne savez jamais quand vous allez sortir. Au bout de 18, 25, 30 ans ? Celui qui est assujetti à une condamnation est psychologiquement en situation de perpétuité réelle, soumis à l'arbitraire de la commission d'application des peines, qui elle-même est assujettie à la politique du moment, au procureur [et donc à l'opinion publique], à la pénitentiaire, à la politique du moment..."

Il hésite. Lui-même, à l'âge de 18 ans, avait tué un proxénète. Mais il n'a pas commis de meurtre lors de ses nombreux hold-up. "Je vous avoue que je ressens une crispation quand j'entends parler de perpétuité. On ne peut pas faire l'impasse des raisons pour lesquelles les gens ont été condamnés. Pour beaucoup, il s'agit de crimes sexuels, de crimes de sang. Les injustices existent, bien sûr. Mais je voudrais savoir qui sont ces gens. Tous les crimes ne sont pas les mêmes, tous les condamnés ne sont pas les mêmes. C'est difficile d'avoir un discours tranché."

Chez Claude Lucas, à la fois multirécidiviste et modèle de réinsertion, la prison a prouvé tout et son contraire : son inefficacité comme sa capacité à l'intéresser aux études, à le conduire au bout de lui-même. "Dans mon cas, la prison ne prouve rien du tout, corrige-t-il. Je suis une exception. Hors champ. On ne peut pas se fonder sur mon cas pour parler de réinsertion. Sans Suerte, sans Hélène, que serais-je devenu ? Tout le monde n'a pas la chance de rencontrer sa femme, ni de pouvoir écrire. Mon parcours fait de moi un mouton à cinq pattes."

En 2000, les parlementaires français ont rédigé deux rapports alarmants sur l'état des établissements pénitentiaires. Le Sénat avait dénoncé "une humiliation pour la République" et l'Assemblée nationale, une situation "indigne". En 2004, les mêmes constataient que les conditions s'étaient encore dégradées. Le rapport du commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, qui vient de paraître, se dit "choqué" par la "surpopulation chronique" des prisons, qui prive "un grand nombre de détenus de leurs droits élémentaires". Certes, la surpopulation concerne les maisons d'arrêt (destinées aux prévenus en attente de jugement ou aux condamnés à de courtes peines), et non pas les centres de détention et les centrales qui abritent les "longues peines".

C'est une autre forme de dégradation qui atteint ces dernières. Moins violente mais plus perverse, plus insidieuse. Claude Lucas n'a pas de mots assez durs pour la dénoncer. Ses six années passées dans les geôles espagnoles, avant de purger le reste de sa peine en France, lui ont permis de comparer les conditions de détention dans les deux pays.

Au pénitencier de Daroca, en Aragon, Hélène et lui se sont mariés. Etaient témoins le directeur de la prison et la sous-directrice. Après la cérémonie religieuse, le directeur leur a proposé de passer huit heures ensemble. "C'était sympathique et respectueux, note Claude Lucas. Une chose totalement inconcevable en France. Comme ces lieux de vie qui, en Espagne, permettent à chaque couple de se rencontrer, même en maison d'arrêt."

Hélène pointe son nez, subitement bavarde. Tous deux racontent l'enfer des parloirs français, le contact impossible entre homme et femme, le regard des matons, celui, glauque, des criminels sexuels. Cette aberration qui consiste, en France, à distribuer des préservatifs dans certaines prisons alors que celles-ci sont peuplées exclusivement d'hommes. "On autorise donc l'homosexualité mais pas l'hétérosexualité avec sa propre femme, constate Lucas. Toute l'hypocrisie de la pénitentiaire est résumée là, sa procédure d'avilissement délibérée."

Il peut poursuivre longtemps l'inventaire, en tous points défavorable aux "prisons mouroirs" de la France. Dans les prisons espagnoles, certes violentes, la perpétuité n'existe pas. Le détenu qui sort "est immédiatement restauré dans ses droits civiques. Moi, cinq ans après ma sortie de prison, je n'ai pas le droit de voter. Pourquoi cette double peine dont personne ne parle aujourd'hui ? Pourquoi ce tatouage juridique ?"

En Espagne, poursuit-il, le courrier n'est pas censuré. La vie privée est respectée. C'est là-bas qu'il a écrit Suerte. "Les matons prenaient les pages manuscrites et les remettaient à ma femme. En France, jamais Suerte n'aurait pu exister : il aurait dû passer par le ministère de la justice et le contenu n'aurait pas été toléré." Championne en inhumanité carcérale, la France devrait revoir ses principes à l'aune des nouvelles normes pénitentiaires adoptées le 11 janvier par les 46 pays du Conseil de l'Europe. Celles-ci tendent à limiter les brimades afin d'aider les condamnés à mener à leur sortie une vie responsable.

Claude Lucas n'a aucune indulgence pour lui-même. "Vous payez pour vos crimes, et c'est très bien. Mais, en détention, vous voilà en situation de témoin. Vous posez un regard décillé sur un monde qui s'acharne à vous avilir. Qui génère une accumulation de rancoeurs et de violences, des frustrations qui vous restent comme des caillots de bile, sans soupape possible. Qui fait tout pour que vous ne puissiez jamais vous réinsérer. Je soupçonne que ce soit l'objectif, obscur ou inconscient. Telle est la philosophie carcérale."

Le plus pénible en prison, dit encore Claude Lucas, c'est ce temps très particulier. "Le temps vidé de son sens qui s'écoule de vous-même comme une hémorragie. Il y en a qui se vident de leur sang. Nous, les prisonniers de longue peine, nous nous vidons de notre temps. En cela, je comprends les révoltés de Clairvaux."

source: Marion Van Renterghem - LE MONDE Article paru dans l'édition du 16.02.06