17.11.06

Chirac, la bonne blague

Ce n'était donc que ça, Chirac ? Un brave gars, un peu déplacé sous les ors de la République. Un agité sur commande, manipulé par ses conseillers successifs. Une machine à conquérir le pouvoir pour le pouvoir, sans trop savoir qu'en faire ensuite. Un robot programmé pour tuer ses concurrents et ses compagnons, mais tellement attentionné pour les copains et les électeurs de Corrèze. Une erreur de casting, en somme. Une absence, un blanc de douze ans dans l'histoire de France. Voilà ce qui ressortait des deux soirées, proposées par Patrick Rotman sur France 2.

Le montage des témoignages d'une brochette d'anciens dignitaires de la Ve République, victimes, amis et séides mélangés, composait le récit d'un étrange festival de meurtres compulsifs, de gaffes attendrissantes et de rendez-vous manqués. Guéna, ancien président du Conseil constitutionnel, interrogé sur ce qui restera du bilan de Chirac, et demandant sans honte à son intervieweur, comme pris de court par une impossible question : vous pouvez m'aider ? Bianco, ancien secrétaire général de l'Elysée de Mitterrand, racontant comment, pendant la cohabitation, Chirac avait failli appeler Mitterrand «mon général», avant de se reprendre. Moscovici, ancien ministre cohabitationniste de Jospin, racontant comment, en visite en Russie, il ne savait quoi inventer pour éviter la corvée de visite du musée de l'Ermitage avec le couple Chirac. Il finit par prétexter, auprès de Bernadette, qu'il n'a «plus rien à [se] mettre» . Alors, Chirac : si vous voulez que je vous prête une chemise...Plutôt que les récits eux-mêmes, et le commentaire de Patrick Rotman, le plus étonnant, le plus terrible, était, dans la bouche des interviewés, l'absence totale de respect pour l'(encore) Président. Vieux barons (Messmer, Pasqua, Séguin ou Guéna), ou socialistes plus ou moins jeunes, témoins de la période plus récente, on les eût dit rassemblés par la jubilation commune de raconter une bonne blague faite à la France. Allez, Françaises, Français, citoyens, camarades, compagnons, il est l'heure de s'attabler et de cracher le morceau : on vous mène en bateau depuis quarante ans. Celui que vous avez pris successivement pour un bulldozer, un facho, un tueur, le rédacteur de l'«appel de Cochin», ou le réducteur de la fracture sociale, celui que vous prenez aujourd'hui pour votre président de la République, eh bien, il est temps d'avouer comme il nous a fait rire, et frissonner, avec son culot, ses plaisanteries, ses exploits, ses gaffes.

Un documentaire réussi, ce n'est pas seulement la somme de ses révélations. C'est un ton, une couleur. Et le documentaire de Patrick Rotman resplendissait d'un étrange éclat de rire jaune, de bouche en bouche. Le rire rauque permanent de Philippe Séguin. Les cruels rires rentrés de Pasqua. La jubilation de l'ancien conseiller Jean-François Probst, vedette incontestée du montage, à imiter Chirac et Pasqua. Cette toile de fond, les bordées d'injures de la Chiraquie venaient la parsemer de quelques taches de couleur. Chirac Premier ministre, à propos du ministre de l'Intérieur Poniatowski : «Gros Cul, il fait péter l'emmerdomètre.» Pasqua, à propos de l'arrivée de Balladur dans les instances dirigeantes du RPR : «On vient de se récolter un sacré casse-couilles.»

Un tel documentaire, diffusé sur une grande chaîne, à 20 h 50, est sans précédent en France, s'agissant du Président en exercice. Qu'on imagine la même opération à la fin des règnes de Mitterrand ou Giscard : impensable. Pour ne rien dire de De Gaulle. Ce ton de dévoilement était jusqu'alors caché au creux des livres politiques, de Zemmour à Giesbert. Il fallait aller le découvrir en solitaire, dans la secrète expédition de la lecture, tandis que le JT, pour la galerie, maintenait debout la solennelle façade de la République Potemkine : le Président est arrivé hier soir à Pékin, il a eu un entretien de trois quarts d'heure avec son homologue, etc.

Justement, le lendemain, le JT de la même chaîne proposait le clip habituel sur le voyage en Chine du héros rotmanien. Lancement agencier de Pujadas ­ «Le président de la République a notamment rencontré les entrepreneurs français installés sur place» ­, plans sempiternels de bains de foule, toujours sans le son, pour ne pas risquer de capter les énormités chiraquiennes, commentaires pravdaïesques de l'envoyée spéciale ­ «Toujours le même objectif : entretenir et resserrer les liens avec la Chine» ­, extraits de la conférence de presse présidentielle ­ «Construire ensemble un monde harmonieux, un monde de paix, un monde de sécurité collective» ­ et en point d'orgue, ce «plateau» de l'envoyée spéciale : «Jacques Chirac s'inquiète en privé du raidissement actuel de la Chine vis-à-vis des droits de l'homme et de liberté de la presse, mais il considère qu'il s'agit d'un avatar qui sera bientôt dépassé, dans l'histoire d'une grande démocratie qui se cherche.» Rassurez-vous, bonnes gens : les inquiétudes «en privé» resteront «privées». Les yeux encore embués des révélations des soirs précédents, on rêvait que Pujadas interrompe l'envoyée spéciale. «Allez, Véronique, raconte-nous la vraie histoire, maintenant. Dis-nous si le président chinois a fait péter l'emmerdomètre, quels sont les vrais résultats du voyage, ce qu'il a vraiment dit sur le Tibet.» Mais non. Il faudra attendre dix ans.

Source: Daniel SCHNEIDERMANN - Liberation