27.3.06

Les poubelles de la mondialisation

Comme l'a rappelé l'affaire du « Clemenceau », les pays émergents récupèrent de plus en plus de déchets toxiques en provenance du monde développé. Derrière un recyclage qui pourrait apparaître économiquement cohérent se cachent des risques sociaux environnementaux croissants que n'arrivent pas à conjurer les conventions internationales.

L'odyssée ubuesque du porte-avions Clemenceau a fait ressurgir la question des « pays poubelles ». Toutes ces nations, pour la plupart en voie de développement, qui recueillent les déchets du monde entier pour les recycler partiellement et faire disparaître le rebus. Une activité considérable puisque, selon les chiffres du programme des Nations unies pour l'environnement (Pnue), quelque 300 millions de tonnes de déchets toxiques sont produits annuellement par les pays industrialisés et ce chiffre ne peut que s'accroître de façon exponentielle avec l'émergence rapide des nouveaux géants. La liste de ces matériaux est longue: déchets minéraux issus du pétrole, solvants organiques, déchets ménagers, pneus usés, substances et minerais toxiques, déchets biomédicaux, composants électroniques nocifs, etc.

Réduire les transferts
En théorie, cette sphère d'activité et de commerce international n'est pas une jungle. Elle est régie par une noria de textes, conventions et traités internationaux aux premiers rangs desquels se place la Convention de Bâle, entrée en vigueur en 1992 et désormais ratifiée par 165 pays (seuls trois signataires n'ont pas ratifié : Haïti, l'Afghanistan et... les États-Unis). En substance, cette convention exige de réduire « au minimum, conformément à la bonne gestion environnementale », les transferts de déchets dangereux entre pays développés et en développement, posant en principe que ces déchets « doivent être traités et éliminés aussi près que possible de leur source de production ». Manifestement, le « possible » n'est pas toujours praticable. Si l'on en croit l'ONG Greenpeace, pesticides obsolètes, navires en fin de vie et déchets électroniques affluent à pleins tombereaux vers les zones en développement qui se font fort de les recycler.

Le recyclage, maître mot du débat et ferment d'ambiguïté. Une récente étude du « Basel Action Network » fait mieux comprendre la problématique à propos des déchets électroniques. En partant de la constatation du fait qu'une bonne part de la croissance du secteur informatique des pays en développement a été alimentée par l'importation d'équipements usagés des pays riches, cet organisme de surveillance indépendant basé à Seattle laisse entrevoir un jeu à somme positive (win-win). D'un côté, les pays riches se débarrassent de leurs déchets électroniques qui, s'ils étaient enfouis, menaceraient les nappes phréatiques ; de l'autre, les pays pauvres peuvent s'équiper à bon compte en réparant et en réutilisant, grâce à leur main-d'oeuvre bon marché, de vieux équipements. Le même raisonnement peut s'appliquer au démantèlement des navires, les pays concernés (Inde et Bangladesh notamment) compensant, avec l'acier recyclé, leur déficit de production de ce minerai. Sans compter, bien sûr, l'effet bénéfique en matière d'emplois : globalement, 1 demi-million de personnes sont employées sur les deux chantiers navals d'Alang (Inde) et Sitakundu (Bangladesh).

Pollution
Mais tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. D'abord, il y a souvent « maldonne » en matière de toxicité des produits à traiter pour recyclage. Le flou concernant la quantité d'amiante toujours embarquée par le Clemenceau (46 tonnes officiellement, jusqu'à 1.000 tonnes, prétendent certaines organisations écologistes) explique la volte-face de Paris et le rapatriement du porte-avions. Ensuite, beaucoup de matériaux destinés au recyclage ne sont pas réparables et vendables. Résultat: les décharges se multiplient, notamment en Afrique, et polluent atmosphère et nappes phréatiques.

Il y a quelques années, la fameuse « clause sociale » (interdisant les pratiques antisyndicales ou l'exploitation des enfants) avait opposé pays du Nord et du Sud dans l'enceinte de l'Organisation mondiale du commerce. Cette fois, la ligne de fracture est beaucoup plus floue. Face aux protestations de milliers d'ouvriers menacés par le chômage (ce fut le cas au chantier d'Alang après l'annonce du rapatriement du Clemenceau), les gouvernements des pays émergents hésitent à adopter une position trop tranchée sur ces sujets et tentent de désarmer l'activisme des organisations écologistes en mettant en avant les transferts technologiques en matière de sécurité et de décontamination. D'autres États, comme la Chine, adoptent une attitude carrément hypocrite : le gouvernement de Pékin condamne l'importation de déchets et laisse faire les administrations locales...

Mais l'ambiguïté n'est pas qu'au Sud. Grands exportateurs d'amiante, la Russie mais aussi le Canada ont refusé que plusieurs formes de cette substance soient intégrées dans la liste des produits chimiques dangereux visés par la Convention de Rotterdam (signée en 1998). Pas question, dans ces conditions, d'informer les pays importateurs des dangers potentiels. Pas question non plus de songer à freiner l'ardeur des pays qui se spécialisent, comme la Russie, dans le retraitement et le stockage des résidus nucléaires : s'ils font l'objet d'une convention spécifique fixant les normes de sécurité en la matière, les déchets radioactifs sont exclus de la Convention de Bâle.

300 millions de tonnes de déchets toxiques sont produits annuellement par les pays industrialisés et ce chiffre ne peut que s'accroître de façon exponentielle avec l'émergence rapide des nouveaux géants .

source : La Tribune, Daniel Vigneron , 13/03/2006