23.3.06

La République des «machins»

Commissions, observatoires, hautes autorités… Souvent aussi redondantes qu'insolites, des centaines d'instances rattachées au gouvernement ont vu le jour ces vingt dernières années. Revue de détail d'un mal bien français

Il y a d'abord eu la commission Pébereau, puis le rapport Pébereau, qui, selon Philippe Séguin, président de la Cour des comptes, «n'apporte rien de nouveau» et puise largement dans les travaux de la Cour sur la dette publique. Voici maintenant le Conseil d'orientation des finances publiques, «instance permanente de dialogue et de proposition», chargée de briser le cercle vicieux de la dette. La solution miracle à vingt ans d'échec politique ou un énième machin administratif? Certainement le symptôme d'une maladie bien française, la polysynodie, plus communément appelée «commissionnite aiguë».

En gros, dès qu'un problème épineux surgit, l'exécutif se sent obligé de créer une instance pour montrer qu'il ne reste pas inactif. Les émeutes dans les banlieues? Jean-Louis Borloo promet une Agence nationale pour la cohésion sociale et l'égalité des chances. Les tentatives d'OPA sur des fleurons industriels français? Le Premier ministre propose un Conseil de stratégie industrielle.

Hautes autorités, conseils, observatoires et autres «comités Théodule» … les ovnis administratifs n'ont cessé de se multiplier au cours des vingt dernières années, avec une accélération notable sous les gouvernements Raffarin puis Villepin; chacun d'eux ayant bien sûr vocation à «chapeauter» ses prédécesseurs sans les supprimer, formant une sorte de mille-feuille inextricable. A tel point que des hauts fonctionnaires exaspérés ont même créé un Observatoire des observatoires sur Internet!

«Ces instances ont aujourd'hui des statuts extrêmement variés, du plus informel au plus institutionnel, abordant les sujets techniques les plus pointus comme des thèmes très larges», constate Jean-Claude Thoenig, chercheur à l'Insead. Difficile donc d'établir une typologie précise et surtout de mesurer le coût de cette réunionnite pour la collectivité. Depuis 1996, une annexe budgétaire - un «jaune», comme on dit - tente de recenser les 600 commissions ou instances consultatives rattachées au gouvernement. On y trouve parfois le nombre de réunions ou le coût de fonctionnement de tel organisme. Des chiffres qui ne sont cependant pas tous à jour…

Recyclage des hommes politiques
Le gouvernement Raffarin avait pourtant promis de mettre de l'ordre dans cet univers kafkaïen. Et que croyez-vous qu'il fit? Il instaura un Conseil d'orientation de la simplification administrative, succédant à la défunte Commission pour les simplifications administratives, créée sous Lionel Jospin. Dans la foulée, Eric Woerth, chargé de la Réforme de l'Etat, annonçait fièrement la suppression de plus de 200 commissions et l'économie de 3 000 postes!

Sont ainsi tombés au champ d'honneur la fameuse Commission nationale du peuplier ou le Haut Comité du thermalisme et du climatisme. Mais certains rescapés s'accrochent, comme la Commission des orgues non protégées au titre des Monuments historiques ou le Conseil national du bruit. Cet éminent aréopage s'est réuni 115 fois en trois ans, décernant notamment ses «décibels d'or» aux courageux hérauts de la lutte antibruit.

«Surtout, la plupart des commissions supprimées ne se réunissaient déjà plus», ironise Pierre Méhaignerie, président de la commission des Finances de l'Assemblée, qui dresse un bilan sévère de l'action gouvernementale. Depuis des années, cette instance se bat contre l'empilement des structures, qui fait également des ravages dans les départements.

Les parlementaires ont notamment tenté d'empêcher la création du Conseil d'analyse de la société, une trouvaille permettant à Jean-Pierre Raffarin de recaser son ex-ministre de l'Education, Luc Ferry. Ce dernier touche 1 800 € par mois d'indemnité, auxquels il faut ajouter 2 700 € en tant que membre du Conseil économique et social, la troisième assemblée du pays, habituée à recycler les amis du pouvoir.

Les députés de la majorité ont également cherché à rogner le budget - 10,7 millions d'euros - de la nouvelle Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité, présidée par Louis Schweitzer. Là aussi en vain. «Il suffit de voir les moquettes du siège [un immeuble cossu du IXe arrondissement de Paris] pour comprendre qu'on aurait pu faire des économies», persifle un député.

«La France arrive à saturation»
Une des principales conséquences de cette «commissionnite» est l'accumulation de rapports certes pertinents, mais souvent redondants. En témoigne la profusion des études concernant les allègements de charges sur les bas salaires. Le nouveau Conseil d'orientation pour l'emploi (COE) vient ainsi d'effectuer le bilan chiffré des gains d'emplois liés à ces allègements. Ses estimations rejoignent celles du Centre d'études de l'emploi, qui fait lui-même la synthèse des 15 évaluations précédentes menées par la Dares, l'OFCE, l'ex-CSERC, le CAE, la Direction de la prévision, à Bercy, etc.!

Cette accumulation est un signe de diversité intellectuelle, scandent en chœur les organismes. Argument que rejette le député UMP Georges Tron, auteur d'un rapport sur le sujet, qui pointe la consanguinité des commissions, souvent dominées par les hauts fonctionnaires. Quant aux experts, ils sont parfois adeptes du cumul des mandats. Ainsi, Pierre Cahuc, brillant économiste du travail à l'Insee, est-il membre du Conseil d'analyse économique (CAE), de la Commission économique de la nation, du Conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale (Cerc), et du Centre d'observation économique de la chambre de commerce et d'industrie de Paris. «Plusieurs centaines de personnes - fonctionnaires, chercheurs, responsables associatifs et syndicaux - vivent de cette intermédiation, renchérit un membre d'un observatoire. Elles forment une sorte de couche d'ozone qui dispense les politiques de réfléchir et d'agir.»

«Les commissions sont des lieux de rencontre nécessaires, nuance Sophie Boissard, directrice du tout nouveau Centre d'analyse stratégique. Mais il est vrai que la France arrive à saturation; certains membres ne peuvent plus assurer eux-mêmes leur participation et se font représenter.» Le centre, qui remplace le Commissariat général du plan, sera donc une «tête de réseau souple», censée coordonner le travail des organismes publics gravitant autour du Premier ministre. «La création du centre va dans le bon sens, estime Georges Tron. Mais le morcellement des structures demeure.» Ainsi, pour plancher sur un nouveau mode de calcul des cotisations patronales, le gouvernement a formé un groupe de travail animé par Bercy et le ministère de la Santé, puis consulte le COE et le CAE avant que… le centre effectue une synthèse, ouf! Pour Jean-Claude Thoenig, la création du centre illustre surtout la concentration des moyens de la réflexion entre les mains du pouvoir: «Ce qui est structurant, c'est l'intérêt de l'exécutif pour tel sujet à tel moment.» Et le chercheur de déplorer la quasi-absence de think tanks français, calqués sur le modèle anglo-saxon et disposant d'une réelle autonomie intellectuelle et financière.

source: David Bensoussan - L'Express du 23/03/2006