La décroissance : une solution
La croissance, recherchée par tous les courants économiques, c’est l’augmentation de la production. Il y a deux discours à ce sujet : néoclassique et marxiste.
I. Rappels sur les théories de la croissance
Les économistes caractérisent la production par l’équation suivante : Q = A x f (K, L) où Q est la production, A la productivité, K le capital et L le travail. La croissance, recherchée par tous les courants économiques, c’est l’augmentation de la production. Il y a deux discours à ce sujet : néoclassique et marxiste. Les néoclassiques affirment que le marché assure l’efficacité c’est-à-dire l’augmentation maximale possible de la production. Il faut que le marché soit parfait : information parfaite (c’est-à-dire les prix sont tous connus de tous), la mobilité est parfaite etc. bref toutes choses irréalistes mais vers lesquelles il faut tendre si on veut le maximum de production. L’Etat peut ensuite redistribuer ce maximum de production. Les marxistes affirment que le marché n’assure pas l’efficacité car il existe une asymétrie de pouvoir entre le prolétariat (qui n’a que sa force de travail à vendre) et les propriétaires du capital. Les seconds se rémunèrent mieux sur les profits réalisés aussi faussent-ils tant la production que l’allocation des ressources. Ce ne sont pas les meilleurs biens et services qui sont produits et ils ne sont pas distribués de manière équitable. Les capitalistes ne parlent de concurrence que pour la fausser. Les marxistes souhaitent donc réaliser l’allocation parfaite sans le marché et pour cela ils entrevoient plutôt la solution de la planification démocratique.
II. La prise en compte de la critique écologiste
La critique écologiste vient compliquer ce jeu. En effet néoclassiques et marxistes se sont longtemps accordés sur la conception d’une richesse purement matérielle (plus de croissance = plus de consommation = plus de biens et de services = plus de bonheur et de moyens pour les diverses institutions humaines) et d’un rapport purement instrumental à la nature (la nature est un matériau qui sert de ressource pour l’économie et de moyen pour la technique). La prise en compte de la critique écologiste par les néoclassiques et les marxistes se traduit : d’une part par la reconnaissance d’un " bien-être naturel " des nations : la richesse est constituée de production mais aussi de " biens naturels " comme un environnement sain, un climat non déstabilisé etc.
et d’autre part par la mise à l’agenda de la question des " limites à la croissance ", ce qui se traduit par la notion de " capital naturel critique ". Les écologistes divergent avec les économistes sur la question de la substituabilité : les économistes ont tendance à mettre les limites assez loin (" durabilité faible ") alors que les écologistes tendent à vouloir les mettre assez près (" durabilité forte "). Le débat n’est pas tranché et il porte sur plusieurs facteurs sans réponse claire, ce qui ne permet pas de poser des limites précises à l’appropriation contemporaine (et plus généralement intragénérationnelle, ce que les économistes appellent « l’usufruit ») des milieux : divergences sur la capacité de l’homme à inventer de nouvelles techniques et trouver de nouvelles ressources (" on va trouver ") pour assurer la pérennité des fonctions sociales actuellement mises en œuvre (automobile à hydrogène etc.) divergences substantielles sur les droits accordés respectivement aux générations actuelles et aux générations à venir, l’importance relative des biens naturels de l’environnement et des biens manufacturés (les écolos préfèrent les parcs naturels et les économistes préfèrent les supermarchés) diagnostic sur l’état du milieu : la modification de tel ou tel écosystème est-elle dangereuse ou pas ? (discussion sur la précaution) l’attribution des responsabilités : devons-nous nous considérer comme responsables de la modification de tel ou tel écosystème ou est-ce le voisin qui est responsable ? Est-il efficace de chercher à faire quelque chose (ex : changements climatiques) ? Quelle est la part de responsabilité due à l’imperfection des marchés ? A tel territoire (ex : la France) par rapport à tel autre (ex : l’Inde) ? etc.
III. L’originalité de la perspective de la décroissance
La décroissance naît de la convergence de deux courants. La première est la critique du développement, emmenée par Serge Latouche : le développement est une idée occidentale, basée sur " l’économisme " et la monétisation de toutes les relations sociales. L’économie est une mégamachine qui a été " désenchâssée " de la société et cette manière d’améliorer le monde commun n’est pas universelle. En réalité il y a diverses manières d’améliorer les mondes communs et pas de solution donnée a priori. Qualité des relations familiales, procédures démocratiques, place de la femme dans la société, connaissance des milieux etc. : il n’y a pas d’arrangements institutionnels qui garantissent un progrès de manière universelle, ce sont chaque fois des arrangements qui doivent tenir compte des réalités locales et en particulier de ce qu’on appelle " la culture ". Toute tentative d’imposer un modèle unique est donc vouée à l’échec et à la dévastation du monde. D’ailleurs dans les faits le développement a causé plus de dégâts, cautionnant impérialisme et néocolonialisme, qu’il n’a amélioré les choses. Pour donner quelques exemples : - faut-il davantage d’écoles dans le monde ? on ne peut pas répondre simplement à cette question car l’école peut servir l’injustice : l’école de Jules Ferry a servi à franciser les régions (comme la Bretagne), elle peut servir à assimiler les Bochimans et autres minorités dérangeantes...
- faut-il davantage de maisons en dur dans le monde ? idem car les constructions traditionnelles sont souvent mieux adaptées au climat local : en Guinée par exemple les gens ont été relogés dans des maisons en béton à la suite de la construction d’un barrage, ce qui a coûté fort cher, mais ils les ont désertées pour reconstruire leurs cases, bien plus confortables selon leur point de vue (mais moins chères donc du point de vue développementiste ils se sont appauvris)... Il est donc urgent de se défaire de cet imaginaire économiste.
La seconde est la critique écologiste emmenée par Ivan Illich : tous les économistes pensent que la technique " avance " et " progresse ". Certes, elle peut être pervertie par le capitalisme mais nous devons reconnaître qu’un progrès existe : nous allons plus vite, nous communiquons mieux, nous sommes en meilleure santé etc. Illich montre au contraire que nous allons moins vite, nous communiquons moins bien etc. et cela devient manifeste quand on envisage le développement de manière globale, au niveau planétaire et dans le long terme. En réalité l’augmentation des performances locales passe par une dégradation des performances globales. Pour que quelques personnes puissent aller vite, communiquer davantage etc. alors toutes les autres doivent être ralenties, communiquer moins bien etc. Pour donner quelques exemples :
l’automobile exclut les piétons et ne peut donc pas être une solution démocratique / " durable "
internet accroît la désinformation et le fossé communicationnel entre Nord et Sud. Il est donc urgent de se défaire de l’imaginaire technique. La décroissance est donc un concept-fantôme lancé dans l’arène de celles et ceux pour qui la croissance est un élément essentiel voire l’élément unique de toute bonne solution à tous les problèmes du monde.
IV. La décroissance : pourquoi un tel scandale ?
De la part des développementistes, la décroissance suscite le scandale et des dénonciations véhémentes. Les arguments sont de trois ordres. Tout d’abord, les procès d’intention :
" vous voulez empêcher le Sud de consommer "
" vous voulez éliminer la monnaie "
" vous voulez imposer un écofascisme "
" vous êtes contre les droits de la personne "
Comme rien de tel n’a été affirmé par aucun des partisans actuels de la décroissance, au contraire, nous laisserons de côté ces arguments qui sont dénués de tout fondement. Ensuite, les arguments qui sont des critiques irrationnelles et passionnelles tenant au fait que la décroissance désacralise certaines des croyances les plus profondes des développementistes de l’Occident (et c’est bien là son but) : " vous voulez revenir à l’âge de pierre " : qu’on nous explique comment un tel risque pourrait exister - c’est continuer dans la voie actuelle, qui est celle du développement, qui a le plus de chances de nous " ramener à l’âge de pierre " - que celles et ceux qui manient cet argument réfléchissent à ce à quoi ils ont réellement peur puisqu’il n’y a nul risque de retour à l’âge de pierre, même si le concept de décroissance est entièrement dévoyé, alors qu’au contraire nous pouvons démontrer avec certitude que la croissance mène à la guerre et au retour à l’âge de pierre. " le monde doit croître, il a besoin d’écoles, de puits etc. " : oui en effet mais cela améliore-t-il la vie des gens de manière durable ? Ca dépend des cas, on ne peut donc pas affirmer que la croissance soit toujours une solution. La décroissance au sens économique du terme ne s’applique qu’au Nord, dont il est urgent de réduire l’empreinte écologique. La décroissance appliquée au monde entier c’est la marginalisation des discours et des pratiques développementistes, rien d’autre. Enfin les mises en garde et de dénonciation de dérives possibles, qui sont finalement les seuls arguments sérieux, que l’on trouve par exemple chez Guillaume Duval : la monétisation c’est l’émancipation voire la pacification, l’arrêter est réactionnaire voire générateur de guerre : mais la monétisation c’est aussi la corruption par conséquent le critère, sans être faux, est très réducteur, trop réducteur pour avoir une portée quelconque ;
- la protection de l’environnement étendra la sphère monétaire : l’argument est vrai à la marge, mais faux si on veut modifier les tendances écologiques dans des proportions qui dépassent l’anecdotique. La contraction des échanges économiques conséquente à un raccourcissement de la division du travail, elle-même nécessaire à une réduction ambitieuse de l’empreinte écologique (produire localement etc.), ne peut à terme qu’engendrer une décroissance importante de la sphère monétaire, abstraction faite évidemment de tous les ajustements (inflation etc.).
- restreindre la croissance est totalitaire : pourquoi donc ? Il faut penser que la liberté est principalement d’ordre économique pour croire qu’une diminution des échanges économiques devra être imposé de force. La diminution des échanges économiques est rendue nécessaire par la nécessaire extension d’autres types de liberté, pour toutes et tous, dans le monde entier, et à long terme. La décroissance et la simplicité volontaire sont un cosmopolitisme, le seul d’ailleurs qui puisse justifier ses prétentions réellement et pas simplement formellement.
- la décroissance va augmenter le chômage : probablement vrai à court terme, pas à long terme, et de toute manière le problème du chômage est bien plus vaste que la question de l’emploi. La question posée est celle de l’exclusion et l’injustice, ce qui tombe parfaitement dans l’escarcelle des partisans de la décroissance qui dénoncent le développement comme principal fautif. Le chômage est l’un des aspects de l’exclusion. La croissance crée du chômage depuis 30 ans. La restructuration écologique demandera de toute manière une profonde modification de l’économie, ce qui peut être une bonne occasion pour créer massivement de l’emploi et pour ouvrir la discussion sur l’attribution de revenus sur d’autres motifs que le travail productif.
Sortir de l’imaginaire économique, c’est aussi cesser de rémunérer les gens en fonction de leur productivité économique, cesser d’accorder tous les droits aux consommateurs et rien au citoyen, et récompenser d’autres comportements.
Il existe enfin une dernière critique : la décroissance ferait le jeu des dominants. Mais les critiques de la décroissance pensent-ils mieux défendre le bien des plus faibles quand ils se raccrochent à des mots tels que " développement durable " ? Rien de plus consensuel aujourd’hui que ce terme, comment font-ils la différence d’avec « les dominants » ? Ils ne la font pas, c’est bien là le problème. Que proposent-ils d’autre ? Rien. Or s’ils ne sont pas pour la décroissance, ils sont pour la croissance, ce qui signifie augmentation des inégalités mondiales (depuis 150 ans), augmentation du chômage (depuis 30 ans), destruction de la planète (tous les scénarios de croissance maximum sont les plus polluants et destructeurs), augmentation de l’exclusion (au Nord comme au Sud) etc. Remarquons d’ailleurs que d’une manière générale, avant que l’on parle de décroissance, les partisans de la croissance faisaient beaucoup moins la fine bouche sur l’importance qu’il y a à bien identifier ce qui croît et ce qui décroît ! C’est une première victoire à porter à l’actif de la décroissance que d’avoir mis fin à l’usage irréfléchi du concept de « croissance ».
Alors, qui fait le jeu de qui ? Je vous le demande. Le choix du mot " décroissance " aujourd’hui peut donc parfaitement être défendu en termes stratégiques. Quand les dominants l’auront récupéré, comme ils ont récupéré le mot " développement durable " et comme ils ont récupéré tous les développements " à particule " (développement " social ", " humain " etc.), la situation sera différente. Les critiques de la décroissance ne proposent donc rien qui ne soit suspect des mêmes dérives que celles dont ils soupçonnent la décroissance.
V. Conclusion : le bien commun au cœur de la décroissance
La décroissance est un concept-fantôme provocateur dont l’ambition est de contribuer à se défaire de l’imaginaire économiste et de l’imaginaire technique, bref de l’imaginaire développementiste, dans nos discours et surtout dans nos pratiques. C’est une critique radicale du « progrès » entendu comme « l’extension historique des pouvoirs humains automatiquement générateur d’amélioration du monde commun », discours implicite à tous les discours sur le développement et sans lequel celui-ci perd son sens. Si le « développement » peut cesser de se focaliser sur les miracles technologiques à court terme et se passer de ce discours mythologique sur l’arrachement de l’homme à la nature, pourquoi ne pas laisser tomber le mot « développement » et se contenter de parle de l’amélioration des conditions de vie des gens ou de la construction d’un monde commun ? Lorsqu’on y réfléchit sérieusement, « développement » ne signifie rien, c’est un terme obscurantiste, un problème sur le chemin d’un monde meilleur et non une solution. C’est un vestige du passé, un vestige des discours historicistes sur les triomphes de la science et de l’industrie dans leur marche vers la domination de la nature. Ces discours sont aujourd’hui vides de sens et nous faut en faire le deuil si nous voulons inventer autre chose. On comprend mieux l’importance de la discussion sur les nouveaux facteurs de richesse. Nous ne pourrons pas modifier les tendances néfastes qui orientent notre destin actuel sans repenser les institutions qui nous y mènent, et ces institutions sont avant tout en nous, ancrées dans le sens commun, dans nos représentations et nos pratiques quotidiennes du monde.
Il y a une manière « croissance » de vivre et une manière « décroissance ». Dans la manière « décroissance », l’entreprise n’apparaît plus comme le lieu de production des richesses. C’est la communauté qui construit son monde commun et en assure la qualité. C’est le citoyen en tant qu’élément du demos, du peuple, qui a la charge de cette tâche. C’est lui qu’il faut solliciter et récompenser s’il travaille pour nous - et pas nécessairement pas de l’argent ! L’entreprise a pour tâche de résoudre des problèmes techniques de production et de mise en relation - bref une tâche d’ingénierie. Elle est un sous-traitant, une sous-fonction de la communauté dont elle doit donc reprendre les finalités si elle veut être respectée. C’est donc à l’entreprise de garantir que les solutions qu’elle adopte respectent bien les modalités de vivre-ensemble recherchées par la communauté. Si l’entreprise est multinationale, elle doit respecter les modalités de coexistence mises en place par les différentes communautés entre elles. Elle doit concourir à faire en sorte que les modalités élaborées par les instances gouvernantes soient démocratiques et respectueuses des droits fondamentaux, et peuvent bien être poursuivies dans le long terme.
L’entreprise ne peut pas être citoyenne en elle-même, car elle n’est pas un sujet politique : elle est une institution, qui ne doit son existence qu’à ses statuts - que la communauté pourrait décider de dissoudre si ça lui chante. Elle peut seulement être mise au service du bien commun tel que décidé par des citoyens. La décroissance, finalement, c’est simplement affirmer que la démocratie et les droits humains fondamentaux priment sur toute forme d’augmentation des revenus, de gouvernance d’entreprise, d’autogestion ou de destin technique. Et cela n’est qu’un préalable. Si nous voulons une mondialisation solidaire et durable, ces finalités doivent être replacées dans un contexte global et à long terme, discutées par toutes et tous et au premier chef les plus démuni-e-s.
Un bon critère pourrait être celui-là : une finalité ne doit être acceptée que si elle fait la preuve de contribuer à réduire l’exclusion dans le monde entier et dans le long terme. La simplicité volontaire appliquée ici, dans nos communautés riches, sans avoir l’arrogante prétention de faire la leçon au reste du monde sans lui demander son avis, passe aisément le test.
Source : Fabrice Flipo Bellaciao
I. Rappels sur les théories de la croissance
Les économistes caractérisent la production par l’équation suivante : Q = A x f (K, L) où Q est la production, A la productivité, K le capital et L le travail. La croissance, recherchée par tous les courants économiques, c’est l’augmentation de la production. Il y a deux discours à ce sujet : néoclassique et marxiste. Les néoclassiques affirment que le marché assure l’efficacité c’est-à-dire l’augmentation maximale possible de la production. Il faut que le marché soit parfait : information parfaite (c’est-à-dire les prix sont tous connus de tous), la mobilité est parfaite etc. bref toutes choses irréalistes mais vers lesquelles il faut tendre si on veut le maximum de production. L’Etat peut ensuite redistribuer ce maximum de production. Les marxistes affirment que le marché n’assure pas l’efficacité car il existe une asymétrie de pouvoir entre le prolétariat (qui n’a que sa force de travail à vendre) et les propriétaires du capital. Les seconds se rémunèrent mieux sur les profits réalisés aussi faussent-ils tant la production que l’allocation des ressources. Ce ne sont pas les meilleurs biens et services qui sont produits et ils ne sont pas distribués de manière équitable. Les capitalistes ne parlent de concurrence que pour la fausser. Les marxistes souhaitent donc réaliser l’allocation parfaite sans le marché et pour cela ils entrevoient plutôt la solution de la planification démocratique.
II. La prise en compte de la critique écologiste
La critique écologiste vient compliquer ce jeu. En effet néoclassiques et marxistes se sont longtemps accordés sur la conception d’une richesse purement matérielle (plus de croissance = plus de consommation = plus de biens et de services = plus de bonheur et de moyens pour les diverses institutions humaines) et d’un rapport purement instrumental à la nature (la nature est un matériau qui sert de ressource pour l’économie et de moyen pour la technique). La prise en compte de la critique écologiste par les néoclassiques et les marxistes se traduit : d’une part par la reconnaissance d’un " bien-être naturel " des nations : la richesse est constituée de production mais aussi de " biens naturels " comme un environnement sain, un climat non déstabilisé etc.
et d’autre part par la mise à l’agenda de la question des " limites à la croissance ", ce qui se traduit par la notion de " capital naturel critique ". Les écologistes divergent avec les économistes sur la question de la substituabilité : les économistes ont tendance à mettre les limites assez loin (" durabilité faible ") alors que les écologistes tendent à vouloir les mettre assez près (" durabilité forte "). Le débat n’est pas tranché et il porte sur plusieurs facteurs sans réponse claire, ce qui ne permet pas de poser des limites précises à l’appropriation contemporaine (et plus généralement intragénérationnelle, ce que les économistes appellent « l’usufruit ») des milieux : divergences sur la capacité de l’homme à inventer de nouvelles techniques et trouver de nouvelles ressources (" on va trouver ") pour assurer la pérennité des fonctions sociales actuellement mises en œuvre (automobile à hydrogène etc.) divergences substantielles sur les droits accordés respectivement aux générations actuelles et aux générations à venir, l’importance relative des biens naturels de l’environnement et des biens manufacturés (les écolos préfèrent les parcs naturels et les économistes préfèrent les supermarchés) diagnostic sur l’état du milieu : la modification de tel ou tel écosystème est-elle dangereuse ou pas ? (discussion sur la précaution) l’attribution des responsabilités : devons-nous nous considérer comme responsables de la modification de tel ou tel écosystème ou est-ce le voisin qui est responsable ? Est-il efficace de chercher à faire quelque chose (ex : changements climatiques) ? Quelle est la part de responsabilité due à l’imperfection des marchés ? A tel territoire (ex : la France) par rapport à tel autre (ex : l’Inde) ? etc.
III. L’originalité de la perspective de la décroissance
La décroissance naît de la convergence de deux courants. La première est la critique du développement, emmenée par Serge Latouche : le développement est une idée occidentale, basée sur " l’économisme " et la monétisation de toutes les relations sociales. L’économie est une mégamachine qui a été " désenchâssée " de la société et cette manière d’améliorer le monde commun n’est pas universelle. En réalité il y a diverses manières d’améliorer les mondes communs et pas de solution donnée a priori. Qualité des relations familiales, procédures démocratiques, place de la femme dans la société, connaissance des milieux etc. : il n’y a pas d’arrangements institutionnels qui garantissent un progrès de manière universelle, ce sont chaque fois des arrangements qui doivent tenir compte des réalités locales et en particulier de ce qu’on appelle " la culture ". Toute tentative d’imposer un modèle unique est donc vouée à l’échec et à la dévastation du monde. D’ailleurs dans les faits le développement a causé plus de dégâts, cautionnant impérialisme et néocolonialisme, qu’il n’a amélioré les choses. Pour donner quelques exemples : - faut-il davantage d’écoles dans le monde ? on ne peut pas répondre simplement à cette question car l’école peut servir l’injustice : l’école de Jules Ferry a servi à franciser les régions (comme la Bretagne), elle peut servir à assimiler les Bochimans et autres minorités dérangeantes...
- faut-il davantage de maisons en dur dans le monde ? idem car les constructions traditionnelles sont souvent mieux adaptées au climat local : en Guinée par exemple les gens ont été relogés dans des maisons en béton à la suite de la construction d’un barrage, ce qui a coûté fort cher, mais ils les ont désertées pour reconstruire leurs cases, bien plus confortables selon leur point de vue (mais moins chères donc du point de vue développementiste ils se sont appauvris)... Il est donc urgent de se défaire de cet imaginaire économiste.
La seconde est la critique écologiste emmenée par Ivan Illich : tous les économistes pensent que la technique " avance " et " progresse ". Certes, elle peut être pervertie par le capitalisme mais nous devons reconnaître qu’un progrès existe : nous allons plus vite, nous communiquons mieux, nous sommes en meilleure santé etc. Illich montre au contraire que nous allons moins vite, nous communiquons moins bien etc. et cela devient manifeste quand on envisage le développement de manière globale, au niveau planétaire et dans le long terme. En réalité l’augmentation des performances locales passe par une dégradation des performances globales. Pour que quelques personnes puissent aller vite, communiquer davantage etc. alors toutes les autres doivent être ralenties, communiquer moins bien etc. Pour donner quelques exemples :
l’automobile exclut les piétons et ne peut donc pas être une solution démocratique / " durable "
internet accroît la désinformation et le fossé communicationnel entre Nord et Sud. Il est donc urgent de se défaire de l’imaginaire technique. La décroissance est donc un concept-fantôme lancé dans l’arène de celles et ceux pour qui la croissance est un élément essentiel voire l’élément unique de toute bonne solution à tous les problèmes du monde.
IV. La décroissance : pourquoi un tel scandale ?
De la part des développementistes, la décroissance suscite le scandale et des dénonciations véhémentes. Les arguments sont de trois ordres. Tout d’abord, les procès d’intention :
" vous voulez empêcher le Sud de consommer "
" vous voulez éliminer la monnaie "
" vous voulez imposer un écofascisme "
" vous êtes contre les droits de la personne "
Comme rien de tel n’a été affirmé par aucun des partisans actuels de la décroissance, au contraire, nous laisserons de côté ces arguments qui sont dénués de tout fondement. Ensuite, les arguments qui sont des critiques irrationnelles et passionnelles tenant au fait que la décroissance désacralise certaines des croyances les plus profondes des développementistes de l’Occident (et c’est bien là son but) : " vous voulez revenir à l’âge de pierre " : qu’on nous explique comment un tel risque pourrait exister - c’est continuer dans la voie actuelle, qui est celle du développement, qui a le plus de chances de nous " ramener à l’âge de pierre " - que celles et ceux qui manient cet argument réfléchissent à ce à quoi ils ont réellement peur puisqu’il n’y a nul risque de retour à l’âge de pierre, même si le concept de décroissance est entièrement dévoyé, alors qu’au contraire nous pouvons démontrer avec certitude que la croissance mène à la guerre et au retour à l’âge de pierre. " le monde doit croître, il a besoin d’écoles, de puits etc. " : oui en effet mais cela améliore-t-il la vie des gens de manière durable ? Ca dépend des cas, on ne peut donc pas affirmer que la croissance soit toujours une solution. La décroissance au sens économique du terme ne s’applique qu’au Nord, dont il est urgent de réduire l’empreinte écologique. La décroissance appliquée au monde entier c’est la marginalisation des discours et des pratiques développementistes, rien d’autre. Enfin les mises en garde et de dénonciation de dérives possibles, qui sont finalement les seuls arguments sérieux, que l’on trouve par exemple chez Guillaume Duval : la monétisation c’est l’émancipation voire la pacification, l’arrêter est réactionnaire voire générateur de guerre : mais la monétisation c’est aussi la corruption par conséquent le critère, sans être faux, est très réducteur, trop réducteur pour avoir une portée quelconque ;
- la protection de l’environnement étendra la sphère monétaire : l’argument est vrai à la marge, mais faux si on veut modifier les tendances écologiques dans des proportions qui dépassent l’anecdotique. La contraction des échanges économiques conséquente à un raccourcissement de la division du travail, elle-même nécessaire à une réduction ambitieuse de l’empreinte écologique (produire localement etc.), ne peut à terme qu’engendrer une décroissance importante de la sphère monétaire, abstraction faite évidemment de tous les ajustements (inflation etc.).
- restreindre la croissance est totalitaire : pourquoi donc ? Il faut penser que la liberté est principalement d’ordre économique pour croire qu’une diminution des échanges économiques devra être imposé de force. La diminution des échanges économiques est rendue nécessaire par la nécessaire extension d’autres types de liberté, pour toutes et tous, dans le monde entier, et à long terme. La décroissance et la simplicité volontaire sont un cosmopolitisme, le seul d’ailleurs qui puisse justifier ses prétentions réellement et pas simplement formellement.
- la décroissance va augmenter le chômage : probablement vrai à court terme, pas à long terme, et de toute manière le problème du chômage est bien plus vaste que la question de l’emploi. La question posée est celle de l’exclusion et l’injustice, ce qui tombe parfaitement dans l’escarcelle des partisans de la décroissance qui dénoncent le développement comme principal fautif. Le chômage est l’un des aspects de l’exclusion. La croissance crée du chômage depuis 30 ans. La restructuration écologique demandera de toute manière une profonde modification de l’économie, ce qui peut être une bonne occasion pour créer massivement de l’emploi et pour ouvrir la discussion sur l’attribution de revenus sur d’autres motifs que le travail productif.
Sortir de l’imaginaire économique, c’est aussi cesser de rémunérer les gens en fonction de leur productivité économique, cesser d’accorder tous les droits aux consommateurs et rien au citoyen, et récompenser d’autres comportements.
Il existe enfin une dernière critique : la décroissance ferait le jeu des dominants. Mais les critiques de la décroissance pensent-ils mieux défendre le bien des plus faibles quand ils se raccrochent à des mots tels que " développement durable " ? Rien de plus consensuel aujourd’hui que ce terme, comment font-ils la différence d’avec « les dominants » ? Ils ne la font pas, c’est bien là le problème. Que proposent-ils d’autre ? Rien. Or s’ils ne sont pas pour la décroissance, ils sont pour la croissance, ce qui signifie augmentation des inégalités mondiales (depuis 150 ans), augmentation du chômage (depuis 30 ans), destruction de la planète (tous les scénarios de croissance maximum sont les plus polluants et destructeurs), augmentation de l’exclusion (au Nord comme au Sud) etc. Remarquons d’ailleurs que d’une manière générale, avant que l’on parle de décroissance, les partisans de la croissance faisaient beaucoup moins la fine bouche sur l’importance qu’il y a à bien identifier ce qui croît et ce qui décroît ! C’est une première victoire à porter à l’actif de la décroissance que d’avoir mis fin à l’usage irréfléchi du concept de « croissance ».
Alors, qui fait le jeu de qui ? Je vous le demande. Le choix du mot " décroissance " aujourd’hui peut donc parfaitement être défendu en termes stratégiques. Quand les dominants l’auront récupéré, comme ils ont récupéré le mot " développement durable " et comme ils ont récupéré tous les développements " à particule " (développement " social ", " humain " etc.), la situation sera différente. Les critiques de la décroissance ne proposent donc rien qui ne soit suspect des mêmes dérives que celles dont ils soupçonnent la décroissance.
V. Conclusion : le bien commun au cœur de la décroissance
La décroissance est un concept-fantôme provocateur dont l’ambition est de contribuer à se défaire de l’imaginaire économiste et de l’imaginaire technique, bref de l’imaginaire développementiste, dans nos discours et surtout dans nos pratiques. C’est une critique radicale du « progrès » entendu comme « l’extension historique des pouvoirs humains automatiquement générateur d’amélioration du monde commun », discours implicite à tous les discours sur le développement et sans lequel celui-ci perd son sens. Si le « développement » peut cesser de se focaliser sur les miracles technologiques à court terme et se passer de ce discours mythologique sur l’arrachement de l’homme à la nature, pourquoi ne pas laisser tomber le mot « développement » et se contenter de parle de l’amélioration des conditions de vie des gens ou de la construction d’un monde commun ? Lorsqu’on y réfléchit sérieusement, « développement » ne signifie rien, c’est un terme obscurantiste, un problème sur le chemin d’un monde meilleur et non une solution. C’est un vestige du passé, un vestige des discours historicistes sur les triomphes de la science et de l’industrie dans leur marche vers la domination de la nature. Ces discours sont aujourd’hui vides de sens et nous faut en faire le deuil si nous voulons inventer autre chose. On comprend mieux l’importance de la discussion sur les nouveaux facteurs de richesse. Nous ne pourrons pas modifier les tendances néfastes qui orientent notre destin actuel sans repenser les institutions qui nous y mènent, et ces institutions sont avant tout en nous, ancrées dans le sens commun, dans nos représentations et nos pratiques quotidiennes du monde.
Il y a une manière « croissance » de vivre et une manière « décroissance ». Dans la manière « décroissance », l’entreprise n’apparaît plus comme le lieu de production des richesses. C’est la communauté qui construit son monde commun et en assure la qualité. C’est le citoyen en tant qu’élément du demos, du peuple, qui a la charge de cette tâche. C’est lui qu’il faut solliciter et récompenser s’il travaille pour nous - et pas nécessairement pas de l’argent ! L’entreprise a pour tâche de résoudre des problèmes techniques de production et de mise en relation - bref une tâche d’ingénierie. Elle est un sous-traitant, une sous-fonction de la communauté dont elle doit donc reprendre les finalités si elle veut être respectée. C’est donc à l’entreprise de garantir que les solutions qu’elle adopte respectent bien les modalités de vivre-ensemble recherchées par la communauté. Si l’entreprise est multinationale, elle doit respecter les modalités de coexistence mises en place par les différentes communautés entre elles. Elle doit concourir à faire en sorte que les modalités élaborées par les instances gouvernantes soient démocratiques et respectueuses des droits fondamentaux, et peuvent bien être poursuivies dans le long terme.
L’entreprise ne peut pas être citoyenne en elle-même, car elle n’est pas un sujet politique : elle est une institution, qui ne doit son existence qu’à ses statuts - que la communauté pourrait décider de dissoudre si ça lui chante. Elle peut seulement être mise au service du bien commun tel que décidé par des citoyens. La décroissance, finalement, c’est simplement affirmer que la démocratie et les droits humains fondamentaux priment sur toute forme d’augmentation des revenus, de gouvernance d’entreprise, d’autogestion ou de destin technique. Et cela n’est qu’un préalable. Si nous voulons une mondialisation solidaire et durable, ces finalités doivent être replacées dans un contexte global et à long terme, discutées par toutes et tous et au premier chef les plus démuni-e-s.
Un bon critère pourrait être celui-là : une finalité ne doit être acceptée que si elle fait la preuve de contribuer à réduire l’exclusion dans le monde entier et dans le long terme. La simplicité volontaire appliquée ici, dans nos communautés riches, sans avoir l’arrogante prétention de faire la leçon au reste du monde sans lui demander son avis, passe aisément le test.
Source : Fabrice Flipo Bellaciao
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