17.2.06

Affronter le pire pour l'éviter

Depuis le xxe siècle, l'humanité est capable de s'autodétruire. Mais elle refuse de le penser. Entre savoir-faire et réflexion, l'abîme se creuse. Tenir la catastrophe majeure pour inéluctable de façon à trouver l'énergie de faire qu'elle ne se produise pas. Il est faux de dire que croire au destin vous démobilise. Notre liberté, c'est de choisir notre destin. Entretien avec le philosophe Jean-Pierre Dupuy paru dans le hors-série décembre 2005 du mensuel Les Enjeux.

Vous avez publié cette année Petite métaphysique des tsunamis. En quoi le tsunami de décembre 2004 vous parait-il pouvoir être le point de départ d'un renou-vellement de la réflexion sur le « mal »?

Avec le tremblement de terre de Lisbonne du 1er novembre 1755, c'est toute une méta-physique du mal qui a volé en éclats. Celle qui tenait la mort, la maladie, l'accident pour la juste punition infligée par Dieu à celui qui avait péché contre lui. Dieu était donc la cause du mal physique. Cette notion de « mal physique » perd tout son sens après Lisbonne et, surtout, la lecture qu'en donne Rousseau. Il n'y a de mal que moral, et il est entièrement de la responsabilité des hommes. Quant aux catastrophes naturelles, les dommages qu'elles causent ne sont pas moins l'ouvrage des hommes: ce n'est pas la nature qui a construit Lisbonne là où elle était et de façon aussi exposée. Cette vision des choses a connu son apogée avec le tsunami de décembre 2004, lorsqu'une association spécialisée dans la prévention des catastrophes natu-
relles a banni de son vocabulaire, et donc de son nom, le concept de « catastrophe naturelle », pour les raisons mêmes qu'invoquait Rousseau. Quant à Katrina, un éditorial du New York Times du 2 septembre 2005 le qualifiait de « catastrophe causée par l'homme » (the man-made disaster).

Qu'avons-nous appris depuis le début du siècle de cet enchainement de catastrophes à la fois naturelles et terroristes ?

Notre siècle n'a même pas cinq ans et il ne faut pas trop lui en demander. Mais l'histoire du xxe siècle aurait dû nous avertir qu'on ne peut se contenter de la réponse de Rousseau. Avec lui
et surtout Kant, s'est mise en place une séparation radicale entre le monde de la nature, habité uniquement par des causes, sans intentions ni raisons, et le monde de la liberté, où les raisons
d'agir tombent sous la juridiction de la loi morale. C'est ce cloisonnement qui vole à son tour en éclats avec les horreurs morales produites dans le siècle passé. Lorsque certains seuils de monstruosité sont dépassés, les catégories morales qui nous servent à juger le monde tombent
en désuétude. Il semble alors qu'on ne puisse rendre compte du mal qu'en des termes qui évoquent une atteinte irréparable à l'ordre naturel du monde. Je montre dans mon livre que ce n'est pas par hasard si le terme qui a finalement été retenu pour dire l'extermination des juifs d'Europe, shoah, désigne une catastrophe exclusivement naturelle; ni que les survivants des massacres nucléaires d'Hiroshima et de Nagasaki se réfèrent à la catastrophe en utilisant
le mot japonais de... tsunami. D'où un chassé-croisé étonnant. Avec Rousseau, le mal est entièrement moral, c'est notre affaire. Pour Hannah Arendt et Günther Anders, les deux grands philosophes des catastrophes morales du xx e siècle, le mal est comme une sur-nature, il nous transcende. Il faut sortir de ce jeu de bascule.

Selon vous, tout en ayant collectivement l'Intuition que le pire n'est pas impossible, nous refusons d'y croire, comme une sorte de refoulement collectif. Qu'est-ce qui nous empêche de bien penser la manière de faire face aux catastrophes futures ?

Primo Levi citait le vieil adage allemand: « Les choses dont l'existence paraît moralement impossible ne peuvent exister. » Tout nous porte à penser que nous ne pouvons étendre
indéfiniment, ni dans le temps ni dans l'espace, le mode de développement qui est actuellement le nôtre. Mais remettre en cause ce que nous avons appris à assimiler au progrès aurait des répercussions si phénoménales que nous ne croyons pas, et tenons pour impossible, ce que nous savons pourtant être le cas.

Qu'est-ce que ce refus de croire que la catastrophe est possible nous dit sur l'évolution de nos sociétés ?

L'époque que nous vivons est vraiment fascinante: l'humanité est en train de prendre conscience d'elle-même au moment même où elle comprend que sa survie est en danger. La catastrophe majeure qui barre notre horizon sera moins le résultat de la malignité des hommes ou même de leur bêtise que de leur courte vue. Si elle se présente comme quelque chose qui nous dépasse et que nous refusons de voir, ce n'est pas qu'elle est une fatalité; c'est qu'une multitude de décisions
de tous ordres composent un tout qui les surplombe, selon un mécanisme d'auto-transcendance. La voilà, la synthèse-dépassement de Rousseau et d'Arendt : nous sommes la source du mal, mais celui-ci nous transcende.

Votre thèse est que l'obstacle majeur à un sursaut devant les menaces qui pèsent sur l'avenir de l'humanité n'est pas d'ordre scientifique mais conceptuel: que proposez-vous pour « changer radicalement notre manière de penser » ?

Lorsque la catastrophe est devant nous, l'irrationnel ou le fou, c'est celui qui détourne les yeux. Je propose de bâtir sur l'expérience que nous faisons d'un mal qui, bien qu'issu de nous, nous dépasse. L'orgueil auquel nous conduit Rousseau, c'est de croire que nous en sommes responsables. Nous avons besoin d'un extérieur à nous pour respirer et ne pas nous accuser les unsles autres, et cela, la religion ne nous le fournit plus. Nous ne savons plus regarder la contingence dans les yeux, comme le proposait Voltaire après le séisme de Lisbonne. Il nous
reste l'humilité de reconnaître que nous sommes désormais capables d'activer dans la société et dans la nature des processus que nous sommes incapables de penser. C'est ce qui unit Hiroshima, Auschwitz, le 11 septembre, les conflits majeurs dont la mondialisation est grosse pourvoyeuse et les « surprises climatiques » que les experts nous annoncent pour certaines, sans craindre le paradoxe. Face à cela, un seul mot d'ordre: ne pas dépasser les seuils au-delà
desquels l'abîme se creuse inéluctablement entre notre savoir-faire et notre capacité de penser. Vous voulez quelque chose de plus « concret » ? C'est l'ingénieur social qui se rapporte
à la société comme un menuisier à la table qu'il fabrique, qui offre du concret, du solide. C'est, aujourd'hui, ce que nous devons craindre le plus.

Comment le principe de responsabilité devrait-il s'exprimer aujourd'hui ?

Tenir la catastrophe majeure pour inéluctable de façon à trouver l'énergie de faire qu'elle ne se produise pas. Il est faux de dire que croire au destin vous démobilise. Notre liberté, c'est de choisir notre destin.

La philosophie contemporaine n'est-elle pas (un peu trop) hantée par la question du « mal » ? Quelle place faites-vous à l'espérance dans votre réflexion sur le futur ?

Il est vrai que les principaux acteurs de la géopolitique actuelle n'ont que le mot « mal » à la bouche, ils se l'envoient mutuellement à la figure. Mais je ne sache pas que Bush, Ben Laden,
Saddam et consorts soient des philosophes ! La philosophie morale et politique contemporaine, tributaire de la pensée anglo-américaine, ignore radicalement la question du mal.
Le sujet qui concentre ses énergies est le calcul de l'équilibre entre égoïsme et altruisme qui va assurer le bon fonctionnement de la société. Elle reste aveugle à une autre forme de sacrifice de soi que l'altruisme: le sacrifice de celui qui se hait lui-même et le fait payer aux autres. Il se fait sauter pour faire sauter des milliers d'êtres humains. Le ressentiment est devenu le principal moteur de la vie internationale. Moi qui ai introduit la pensée de John Rawls en France en publiant son ouvrage Théorie de la justice, j'ai rompu avec lui après le 11 septembre. Trop de naïveté au sujet du mal vous en rend complice. L'espoir est à bannir, car le mot est devenu synonyme d'attente béate que la technologie nous sorte d'affaire, comme, pense-t-on, elle l'a toujours fait dans le passé. C'est cet espoir-là qui donne aujour-d'hui à la course de l'humanité l'allure d'un grand mouvement de panique dont personne ne peut plus s'extirper. Cependant, notre langue distingue l'espoir de l'espérance. Et au sujetde l'espérance, qui est de l'ordre de l'intime et du sacré, mieux vaut se taire.
source: Les Enjeux décembre 2005- Marie-Paule Virard