30.5.06

Neurobiologie de l'opinion

Qui n'a pas son opinion sur la guerre en Irak, la Constitution européenne, sur l'euthanasie, le réchauffement climatique ou le régime végétarien ? Soyons honnêtes : qui résiste au besoin de s'exprimer lorsqu'on évoque la polémique entre le Royaume-Uni et la France à propos de la politique agricole commune ? Les opinions sont si fortes qu'elles nous font parfois perdre toute raison et que le savoir-vivre recommande de ne pas aborder les sujets de politique à table. Alors, si vous avez eu le malheur de vous brouiller avec vos meilleurs amis à cause d'un différend sur une question politique, vous serez sans doute heureux d'apprendre que c'est à cause de la "réduction neurale d'amorçage".

Le neurobiologiste Gagan Wig et son équipe, de l'Université de Hanovre, aux Etats-Unis, ont mis en évidence ce phénomène en montrant à des volontaires une série d'images d'objets, de paysages, d'animaux ou d'outils qu'ils devaient classer le plus rapidement possible dans deux catégories : "êtres vivants" et "objets inanimés". Après quelques répétitions, ils ont constatés qu'à mesure que l'activité cérébrale domine dans une zone nommée cortex frontal gauche, le sujet classe plus rapidement les images dans l'une ou l'autre des deux catégories. La diminution de l'activité cérébrale reflète le fait que le cerveau dépense de moins en moins d'énergie pour faire fonctionner les connexions entre l'image observée et la conscience de la catégorie où le sujet doit ranger l'image. Au début de l'exercice, le fait de relier une image à une catégorie met en marche des millions de neurones et nécessite une intense activation. Puis, progressivement, seules les connexions les plus efficaces sont conservées. Il en résulte une réduction d'activité et une économie d'énergie pour le cerveau.

Comment peut-on appliquer ces résultats aux opinions que l'on se forge sur tel ou tel sujet ? Prenons l'exemple d'une opinion sur le thème du réchauffement climatique et soumettons-le au protocole expérimental précédent. On demande au sujet de classer des images telles qu'une bombe à aérosol, une automobile, une vache et une poubelle dans deux catégories : "Participe au réchauffement climatique" et "Ne participe pas au réchauffement climatique". Initialement, le classement est un peu hésitant, mais il devient progressivement de plus en plus rapide. Le cerveau du sujet s'active de moins en moins, ce qui reflète une diminution de l'effort et une économie de l'énergie face au problème à résoudre. Ainsi, plus la personne prend l'habitude de considérer que tel ou tel facteur contribue au réchauffement climatique, moins son cerveau produit d'effort.

Ces expériences montrent que l'opinion permet au cerveau de fonctionner en mode "économie d'énergie". Elles expliquent aussi pourquoi nous sommes si accrochés à nos opinions : puisqu'elles évitent d'avoir à mener une réflexion consommatrice d'énergie, elles sont reposantes. Pour modifier une opinion, il faut remodeler ses connexions cérébrales, activer intensément le lobe frontal gauche et dépenser beaucoup de glucose !
Enfin, ces travaux montrent le vrai visage des opinions : des automatismes de la pensée. En sélectionnant des circuits économiques, le cerveau rend peu probable la circulation de l'information dans d'autres circuits. Reposante et peu coûteuse, l'opinion représente pour cette raison une restriction de la liberté de penser.

Gagan S Wig, Scott T Grafton, Kathryn E Demos & William M Kelley, Department of Psychological and Brain Sciences, Center for Cognitive Neuroscience, Dartmouth College, Hanover, New Hampshire 03755, USA, Reductions in neural activity underlie behavorial components of repetition priming in Nature Neuroscience, publication en ligne du 31 juillet 2005.(http://www.nature.com/neuro/journal/v8/n9/abs/nn1515.html)

source: Cerveau et Psycho, n°11, septembre 2005. (http://www.cerveauetpsycho.com/)

29.5.06

Energie et développement durable

La science fondamentale nous donne des indications sur la relation entre la consommation d'énergie et le développement durable. Prenons par exemple la structure de l'atome. Les électrons sont répartis autour du noyau en couches caractérisées par leur niveau d'énergie. Lorsque vous bombardez cet atome avec des ions, des photons, ou d'autres électrons, suivant les énergies initiales, certains électrons vont sauter vers des couches plus externes dans des états instables. Plus les couches sont externes, plus l'état est instable. L'électron va donc revenir sur un niveau d'énergie plus bas (couche plus interne) en émettant un photon de fréquence caractéristique des niveaux d'énergie. Il revient à un état plus stable.

De même que l'échelle microscopique permet d'expliquer l'échelle de l'univers, on peut dire que les modes de consommation à haut niveau d'énergie sont instables, donc non durables.
A l'échelle macroscopique, si vous augmentez les vitesses de pointe sur les routes, vous augmentez l'instabilité du système. On pourrait prendre d'autres exemples dans le domaine de la thermodynamique ou celui de la finance. Parler de développement durable, c'est donc d'abord parler de stabilité et de consommation d'énergie minimum.

source: Dominique Bied http://dominique-bied-cap21.over-blog.com/

23.5.06

Du plus-que-parfait à l’imparfait du futur

Apprendre à innover est un véritable défi collectif. La multiplicité des informations et des incertitudes engendre le chaos et non le discernement. Il s’agit de réussir, en continu, à apprendre ensemble. Sans apprentissage, pas de salut. Mais faut-il, quand on apprend, faire bien du premier coup, être parfait dès la première fois, devenir plus-que-parfait ? Non. Le futur, forcément, se construit par approximation, par effet-erreur. Il se corrige à chaque étape : l’imparfait crée le futur, dans un processus complexe de déstabilisation et de re-création.
D’où l’urgence qu’il y a à se centrer sur les processus avec plus de recul. " Que se passe-t-il ? Quels sont les processus anciens répétitifs ? Comment prendre une respiration et retourner dans l’échange avec une idée neuve ? ". Répondre à ces questions, c’est élargir sa perception de la situation. Donc apprendre des choses nouvelles.

Finalement, le changement, ce n’est peut être que cela : apprendre à apprendre, en continu, à agir différemment. C’est donc créer les conditions propices à l’expérimentation des possibles en procédant par approximations successives et en sachant tirer la leçon de ses échecs. Et savoir s’ouvrir à l’exception, à la surprise, aux paradoxes, avec l’aptitude à remettre en question en souplesse ses acquis. Imparfaitement.

source: Danièle Darmouni La lettre & L'esprit

12.5.06

Web 2.0, le « Cinquième pouvoir »

Jouons aux indiens...

Il faudrait ne jamais s'imposer la moindre réponse, éviter toute certitude conforme et pourtant nous vivons la plupart du temps sur des préjugés et des idées toutes faites, dans un rapport convenu et appliqué au monde et aux autres. Toute expérience reste conditionnante et ce que nous reconnaissons implique une association avec le passé. Loin de ce processus additif standard, comment s'affranchir de toute polution mémorielle de ce déterminisme cognitif. Comment parvenir à un état de virginité informationnelle ?

L'autorité médiatique n'existe pas en soi et on sous-estime toujours l'intelligence critique des publics. Les médias tirent leur légitimité de la confiance que le public leur accorde, et la « marchandisation » a distendu ce lien de confiance. Face à cette industrie de l'informations et des médias, ne doit-on pas revendiquer une forme de désobéissance civile ? devenir des objecteurs de conscience, des faucheurs volontaires d'OGM (opinion globalement manipulée), jouer aux indiens et retrouver en nous le Ghandi qui sommeille, reconquerir un Larzac virtuel, cette attitude rebelle consistant à ne rien prendre pour acquis et définitif. Telle une posture à la Descarte, douter systématiquement de toute affirmation, de toute information, avec méthode et sans supercherie.

« L’intelligence est l’aptitude à s’aventurer dans l’incertain, l’ambigu,l’aléatoire, en recherchant et utilisant le maximum de certitudes, de précisions, d’informations. L’intelligence est la vertu d’un sujet qui ne se laisse pas duper par les habitudes, craintes, souhaits subjectifs. C’est la vertu de ne pas se laisser prendre aux apparences. C’est la vertu qui se développe dans la lutte permanente contre l’illusion et l’erreur... ». Cette citation d’Edgar Morin pourrait avantageusement résumer l’esprit de ce billet.

Bataille du contenu sur fond de guerre économique

En démocratie, il n'y a en principe que trois pouvoirs, l'exécutif, le législatif et le judiciaire. Les médias constituent un contre-pouvoir qui informe et qui critique. Les journalistes et les médias ont souvent considéré comme un devoir majeur de dénoncer les violations des droits. Pourtant comme le souligne Dominique Wolton, à force de côtoyer le pouvoir, l'« élite médiatique » a tendance à s'identifier à lui et à « confondre la lumière qu'elle fait sur le monde avec la lumière du monde ».

Dans une société avec un espace public ouvert, les médias doivent refléter l'hétérogénéité du monde, faciliter l'accès à tous les sujets de société, expliquer de la manière la plus simple possible des problèmes de plus en plus compliqués. Mais c' est loin d'être le cas. Le plus souvent les médias ne traitent qu'une partie de la réalité, un reflet des choses.

Si la radio puis la télévision, fûrent des espaces de liberté et des facteurs indéniables de démocratie, l'autorité a basculé dangereusement du côté des médias qui semblent tenir dans leur main les pouvoirs politiques (affaire Clearstream), scientifique ou religieux. Ce « quatrième pouvoir» ne serait-il pas aujourd'hui devenu un mythe, ou une illusion ?

Une métamorphose décisive s'est produite dans le champ des médias de masse (radio, presse écrite, chaînes de télévision, Internet) qui se regroupent de plus en plus au sein d’architectures foisonnantes pour constituer des groupes médiatiques à vocation mondiale. Le pouvoir véritable est désormais détenu par un faisceau de groupes planétaires et d’entreprises globales rassemblant en leur sein tous les médias classiques mais égalementl'ensemble des activités des secteurs de la culture de masse, de l'informatique et des technologies, de la communication et de l’information.

Les dernières rumeurs de Wall Street évoquent la possibilité d'un rachat de Disney par le fabricant d'ordinateurs Apple... les opérateurs télécoms fournissent du contenus, marchant sur les plates-bandes des groupes de médias, qui lancent à leur tour des offres de téléphonie mobile... Ce sont eux les « nouveaux maîtres du monde » eux qui conjuguent convergence avec croissance.

Dans ce contexte de guerre économique, la banalisation de l’information et de la connaissance a ébranlé les structures traditionnelles. Toutes les sociétés sont déstabilisées par un nouveau paradigme : l’information est une matière première facteur de compétitivité. Pour autant, en raison de son explosion, de sa multiplication, de sa surabondance, l’information se trouve bien souvent contaminée, empoisonnée par toute sorte de mensonges, polluée par les rumeurs, par les déformations, les distorsions, les manipulations.

Dans la nouvelle guerre idéologique qu’impose la mondialisation, les médias sont utilisés comme une arme de combat. La course pour la possession de données stratégiques a déjà commencé : positionnement, identités, calendriers d’événements, identifiants de produits… Dans bien des cas, là où il y a un coût pour construire une base de données, il y a l’opportunité de créer un support pour des services à valeur ajoutée avec une source unique de données. Souvent, le gagnant sera la société qui atteindra la première une masse critique de données par agrégation des utilisateurs et convertira cet avantage en services.

Web 2.0: L'imposture citoyenne

Tout va très vite, les images sont de plus en plus nombreuses. Voici que le mythe de la convergence entre technologies, médias et télécoms semble enfin devenir réalité. La « révolution numérique » a brisé les frontières qui séparaient auparavant les trois formes traditionnelles de la communication : son, écrit, image.

Les internautes aussi ont changé. Plus nombreux, connectés en haut débit, ils s'impliquent de plus en plus dans la création de «leur» réseau: ils ne se contentent plus de lire, mais publient aussi des données. L'arrivée à maturité des technologies XML et une meilleure compréhension des principes fondateurs du web transforment la Toile en un gigantesque réseau de sources d'information structurées et de services.

Nouveau système de gestion de contenu collaboratif (wiki), pages personnelles (blogs), nouvelles communautés (réseaux sociaux, « social networking »), nouveaux outils de recherche, nouvelle indexation et nouveau mode de référencement (« tagging »), concept que certains appellent « folksonomy » (qu’on pourrait traduire par « classement par les gens » pour contraster avec « taxonomy », «classement standard »), nouvelle arborescence (« le web incrémental ») qui repose sur la syndication et l'aggrégation de contenu (flux RSS), les technologies qui sont à la base de ce Web version 2.0 ne sont pas récentes. C'est leur convergence (« innovation par l’assemblage ») qui est nouvelle, répondant au besoin accru d'interactivité des internautes. Si l’état d’esprit web 2.0 n’hésite pas à réutiliser l’existant, les produits intégrant et assemblant ses nouveaux services dérivés utilisent un mode de propagation singulier, d’utilisateur unique à utilisateur unique. Leur adoption est guidée par le seul « marketing viral ». Le principe central du web 2.0, reste qu’il sait exploiter de manière encore plus efficace que son ancêtre la force de l’intelligence collective que recèle potentiellement le web.

Le journalisme citoyen en ligne (comme AgoraVox.fr en France) , est un mouvement qui fait de milliers d'internautes les premiers reporters d'évènements et souvent les meilleurs commentateurs. Comme l'explique Dan Gillmor, gourou du journalisme citoyen aux Etats-Unis, lorsqu'un rédacteur écrit un article sur Internet, il est toujours certain que des lecteurs seront mieux informés que lui. Le journaliste, spécialiste de tout mais expert en rien, se trouve confronté aux réponses immédiates de milliers d'experts dans les sujets qu'ils traitent. On connait l'importance des experts pour les médias traditionnels qui pour garder leur part de marché, multiplient leurs interventions. Ces derniers sont devenus les jokers de l'audimat, les deus ex-machina des médias, au risque d'être décrédibilisés et de remettre en cause le statut de la connaissance.

Les journalistes traditionnels sont habitués à une information monodirectionnelle, d'eux vers le lecteur. Les journalistes citoyens au contraire, veulent engager des conversations et attendent de leurs lecteurs qu'ils les instruisent davantage. La relation entre le rédacteur et l'auteur, et la manière d'aborder le journalisme, s'en trouvent totalement bouleversées.

Grâce au réseau, les internautes deviennent eux-mêmes producteurs et distributeurs (de contenus ou d'information) et les producteurs et distributeurs traditionnels perdent la concentration qui assurait leur monopole. Le « piratage distribué » (P2P) sur Internet et le journalisme citoyen sont au fond deux sujets extrêmement proches dans leurs causes et dans leurs conséquences. Là où une dizaine de quotidiens au plus diffusent toute l'information, la blogosphère se compose de millions d'internautes qui témoignent, informent, et analysent. Le monopole des grands journaux, des radios et des télévisions se trouve menacé par cette déconcentration de l'offre informationnelle. Mais tous ces grands medias tardent à faire le constat qu’ils sont en compétition contre la blogosphère dans son ensemble. Il ne s’agit pas juste d’une guerre entre des sites mais entre des modèles économiques.

Le monde du web 2.0 est aussi le monde que l'évangéliste américain (Dan Gillmor) désigne encore par l’expression « nous, les médias », un monde dans lequel ceux qui n’étaient jusque là qu’auditeurs reprennent à quelques personnes réunies dans une arrière-salle le pouvoir de choisir ce qui est important ou non.

De même que la montée du logiciel propriétaire a conduit au mouvement du logiciel libre, il est envisageable de voir le mouvement « des données libres » s’opposer peu à peu à l’univers des données propriétaires. Et si l'on assistait, à l'avènement d'un « cinquième pouvoir ». Un « cinquième pouvoir » qui nous permette d’opposer une force civique citoyenne à la coalition des dominants, et autres fourvoyeurs de pensée unique. Un « cinquième pouvoir » dont la fonction serait de dénoncer le superpouvoir des médias, des grands groupes médiatiques, complices et diffuseurs de la globalisation libérale. Un « cinquième pouvoir » pour s'opposer à la mise en place d'une information officielle et certifiée dont pourraient profiter uniquement les titulaires de la carte de presse. Un « cinquième pouvoir » pour diffuser une information libre, accessible gratuitement et au plus grand nombre . Un « cinquième pouvoir » pour « les gourverner tous» comme un instrument universel tandis que «les ténèbres se répandent sur la Terre du Milieu ».

10.5.06

Entre deux guerres

Entre deux guerres, faut-il choisir la moindre ? En quoi une crise est-elle moins digne d'intérêt qu'une autre ? Questions complexes qui en entraînent d'autres, plus épineuses, comme le fait de savoir pourquoi les médias vont parfois choisir un camp dans leur présentation d'un conflit (Yougoslavie, Tchétchénie), et parfois choisir de ne pas en choisir du tout (Irak). Mais nous ferons toutefois remarquer que d'une part, effectivement, certaines guerres semblent davantage intéresser les médias que d'autres, et que d'autre part, il est rare que vos journaux et télévisions, quand ils abordent les conflits en cours, traitent véritablement des combats. Cela s'explique bien sûr par le fait qu'il est fort difficile, quand on est sur le terrain au milieu des balles qui sifflent et des explosions, de comprendre quoi que ce soit à ce qui est en train de se passer. D'où cette impression de flou que l'on éprouve quand on lit ou écoute des reportages sur les combats dans telle ou telle région.

Pour faire "couleur locale", un journaliste privilégiera un entretien avec le représentant le plus pittoresque (et souvent le plus fort en gueule) des forces en présence, au détriment d'une analyse minutieuse des événements. Evénements qu'il est de toute façon bien difficile de reconstituer avec précision, puisque la plupart du temps, la guerre en question se poursuit et qu'elle est donc placée sous le sceau bien naturel du secret militaire. Pour comprendre ce dont nous parlons, il suffit de consulter les archives des journaux alliés et allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, par exemple au sujet de la bataille de Stalingrad, et de les comparer avec les dernières études des meilleurs historiens d'aujourd'hui. Le gouffre entre ce que croyaient savoir les gens à l'époque et ce qui s'est réellement passé a de quoi donner le vertige.

On voit donc que, même sans censure forcenée, il est rare que les contemporains, alors qu'on leur assène le mot "guerre" jour après jour, soient en mesure de saisir ce qui se déroule exactement sur les fronts lointains. A moins de venir nous frapper directement dans nos chairs, la guerre reste une abstraction pour nous tous. Ce qui n'est quand même pas notre faute, reconnaissons-le. Quant à ceux que ces choses-là intéressent (dont nous sommes), eh bien, il faut avoir la patience d'attendre dix, vingt ou trente ans pour espérer en savoir plus.

Cela vaut en tout cas en ce moment pour la situation en Afghanistan, pays qui a pour ainsi dire disparu des pages des journaux et des écrans de télévision, à l'exception de quelques entrefilets et autres dépêches. Si l'Irak a chaque jour les honneurs de la presse, les embarras de Kaboul, eux, sont oubliés. Pourtant, les talibans sont toujours là, semble-t-il, et bien là. Ils se sont même offert le luxe de menacer les soldats britanniques qui devraient bientôt être déployés sur place, comme le rapporte la BBC. "Des hommes prétendant représenter les talibans ont déclaré [...] qu'ils prévoyaient d'attaquer et de tuer des soldats anglais."

Le Royaume-Uni procède actuellement à l'envoi de 3 300 hommes en Afghanistan, et le ministre de la Défense britannique, John Reid, a reconnu qu'ils couraient des "risques énormes". Un "commandant local" des talibans, apparemment féru d'histoire, aurait lancé à la BBC : "Les Britanniques ont été vaincus par le passé. Les Afghans n'ont pas peur de la mort. Les Britanniques sont de vieux ennemis de l'Afghanistan. Nos ressources s'améliorent de jour en jour et nous sommes doués pour la guérilla." Alors, toujours là, les talibans ? Peut-être n'est-ce là justement que l'interview d'un de ces "forts en gueule" qui font "couleur locale" dont nous parlions plus haut ?
Peut-être pas. Car, si l'on en croit le site Institute for War and Peace Reporting, les étudiants en religion afghans sont à la tête d'"une violente insurrection depuis ces derniers mois [qui] a fait de Ghazni, à seulement 135 kilomètres au sud de Kaboul, une des provinces les plus volatiles du sud du pays".

En six mois, 28 responsables officiels y auraient été abattus. Interrogé, un commerçant de la région assure : "On ne voit pas beaucoup de patrouilles de police ou des équipes du gouvernement venir dans notre village, mais on voit des talibans armés patrouiller tous les jours." Le conflit, de faible intensité, prend des formes inattendues. Ainsi, le gouvernement a-t-il décidé à la mi-avril d'"interdire les motos non immatriculées avec passagers, privant les insurgés de leur mode d'attaque favori. Ne voulant pas être en reste, les talibans ont immédiatement émis leur propre décret : tout trafic de véhicule est interdit dans la région. Quiconque contreviendra à cet ordre sera la cible privilégiée des représailles des talibans."

En attendant que la circulation reprenne ses droits dans la région de Ghazni, le conflit afghan et ses motocyclettes terroristes sont ignorés du grand public. Il faut dire, à la décharge des médias, que tant de guerres et d'insurrections ont déjà lieu ou paraissent se profiler à l'horizon qu'il devient presque impossible de toutes les aborder sans craindre de lasser audience et lectorat. Le 25 avril dernier, par exemple, la Corée du Sud mettait en garde le Japon, rapporte la BBC, toujours elle. Séoul et Tokyo menacent encore d'en venir aux mains pour quelques poussières d'îles éparpillées entre les deux pays. "Nous réagirons fermement et vigoureusement à toute provocation physique", a prévenu le président coréen Roh Moo-hyun.

Ailleurs, c'est le Venezuela qui s'arme, craignant une intervention américaine. José Higuera, correspondant du Jane's Defence Weekly en Amérique latine, revient sur les intentions du gouvernement de Caracas. "L'armée de l'air vénézuélienne envisage l'achat de plusieurs avions d'attaque au sol Sukhoï Su-25." Au départ, Caracas souhaitait acquérir des Embraer A-29 Super Tucano de fabrication brésilienne, mais "la transaction a échoué à la suite de la menace de Washington d'interdire le transfert au Venezuela de tous composants et pièces fabriqués aux Etats-Unis ou produits sous licence américaine". Tant qu'à faire, le Venezuela en profite. Outre ses Su-25, il négocie avec Moscou l'achat d'avions de combat multirôles Su-27SM, appareils autrement plus ambitieux qui pourraient poser problème à l'US Air Force s'il prenait effectivement un jour l'envie au Pentagone d'expulser Hugo Chávez manu militari.

Enfin, s'il est une guerre oubliée, c'est bien la guerre froide. Mieux, même, tout le monde la croit finie. Or le mois dernier, à l'occasion de manœuvres militaires, signale l'agence de presse russe RIA Novosti, reprise par le site globalsecurity.org, des bombardiers russes auraient "survolé l'espace aérien américain près de l'océan Arctique et du Canada". Interrogé à ce sujet, le général d'aviation russe Igor Khvorov a expliqué que l'armée de l'air américaine avait lancé une enquête afin de comprendre comment ces intrus avaient pu lui échapper. "Ils ont été incapables de détecter les appareils, que ce soit au radar ou visuellement", lâche le général, non sans une certaine satisfaction.

Finalement, on se dit que parfois on comprend pourquoi les médias préfèrent se taire sur certains conflits et autres incidents de cet ordre. Sinon, nous en perdrions le sommeil...


source : Chronique de Raymond Clarinard -
Courrier International

9.5.06

Signé Sigmund

Le père de la psychanalyse est né le 6 mai 1856. Etat des lieux un siècle et demi plus tard.

S'il l'avait seulement dit, on l'eût pris pour un crâneur. Evaluer sa propre oeuvre, et la placer très haut, passe encore. Mais se situer soi-même à la suite de Copernic et de Darwin, quel toupet ! Copernic fait subir au genre humain sa première «humiliation», cosmologique. Il rabat le caquet de cet homme qui, souverain d'une Terre trônant au centre du système solaire, se prenait pour le maître de l'univers. Darwin sa deuxième, biologique. Il scie la branche élevée sur laquelle l'être humain, fort de sa raison, de sa parole et de sa descendance divine, s'était assis, pour le faire tomber au sol, au milieu de ses frères les animaux. La troisième est psychologique. C'est moi, Freud, dit Freud, qui l'ai infligée à l'homme, dont l'illusion était de se croire «maître dans sa propre maison», capable de tout voir dans les eaux claires de sa conscience et de naviguer à sa guise. S'il l'avait seulement dit... Mais force est de reconnaître que l'hypothèse de l'inconscient formulée par Freud, l'idée que le Moi ne gouverne pas grand-chose et est à lui-même comme une inaccessible profondeur marine, a effectivement changé autant la réalité humaine que ne l'ont fait les théories de Darwin ou de Copernic. Aussi ne verra-t-on pas d'outrecuidance là où il y a clairvoyance. D'ailleurs, s'il était conscient de la portée de son travail, Freud ne se prenait ni pour Galilée ni pour Léonard de Vinci. «Les génies sont des gens insupportables. Ma famille vous dira combien je suis facile à vivre. Je ne suis donc pas un génie», écrivait-il à Marie Bonaparte, sa disciple et son ambassadrice en France, par ailleurs arrière-petite-fille de Lucien, frère de Napoléon, et princesse de Grèce.

«Quitter le divan»

Sigmund Freud est né le 6 mai 1856 à Freiberg, en Moravie (aujourd'hui Pribor, République tchèque). Pour le 150e anniversaire de sa naissance, il y a actuellement, partout dans le monde, des cérémonies de commémoration, et un nombre infini de publications, colloques, séminaires, expositions, journées d'étude, festivals, concerts... A cet égard, Freud ne rivalise qu'avec Mozart. On se souvient que, lors des «festivités» qui ont accompagné le passage à l'an 2000, parmi les «objets» emblématiques du XXesiècle, on n'avait pas manqué de citer, à côté de la télévision, du TGV ou de l'ordinateur, l'Interprétation des rêves (qui portait en exergue : Acheronta movebo, je remuerai les enfers !). Mais sans doute n'est-il pas suffisant de dire que l'oeuvre de Freud, autrement dit la psychanalyse, a seulement «marqué son siècle» (qui dirait que Christophe Colomb n'a fait que marquer le sien ?). Qu'on le veuille ou non, le Viennois a «inventé un monde», dans lequel on n'a pas fini d'habiter. Dans ce monde, évidemment, il y a des guerres, des luttes intestines, des rivalités, des attentats : comme elle l'a été depuis sa naissance, la psychanalyse continue en effet d'être attaquée, critiquée, tantôt avec rage, tantôt avec soin, décriée par des patients insatisfaits ou roulés, honnie par des Eglises en tout genre qui s'émeuvent de ce qu'on y traite autant de fantasmes, de sexe et de jouissance, regardée du coin de l'oeil par des pouvoirs qui voudraient la contrôler ou au moins y installer un Ordre, poussée du coude par les psychothérapies soucieuses de se faire une place au soleil, vilipendée parfois par des sciences neurobiologiques auxquelles la parole apparaît toujours moins efficace que la pharmacologie. Elle résiste ­ comme elle a survécu à la bombe déposée en son socle par l'Anti-OEdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari. C'est là, aussi, le signe de son triomphe. Car si la psychanalyse ne peut et ne pourra jamais, tant qu'elle tient à rester elle-même, «quitter le divan», c'est-à-dire abandonner sa spécificité, qui tient à la relation transférentielle unique, irrépétable, entre un analyste et un patient auquel est rendu «le savoir insu qu'il détient en son symptôme», il n'en reste pas moins qu'«objectivement» elle a débordé ce cadre, est devenue une «culture», une conception du monde, un langage, une façon de penser, dont les idiomes, sinon les philosophèmes, ont intégré le vocabulaire usuel, inondé toute la culture, nourri peu ou prou les savoirs de chacun, contraint la philosophie à repenser la notion de sujet, ce Moi qui lui servait de piédestal, interpellé ou modifié la psychiatrie, la psychologie, l'anthropologie et toutes les sciences humaines, ainsi que l'herméneutique en général, qu'elle s'applique à la production esthétique, à la peinture ou au cinéma, à la politique, à la religion... Comme on le disait du marxisme, et comme on peut le dire de peu de théories, elle est devenue une «force matérielle», s'est «incarnée», a produit du «symbolique, de l'imaginaire et du réel», de l'échange, du social, du pouvoir, des institutions. Freud pensait que son nom serait tôt oublié, mais que sa «découverte» lui survivrait. Il n'avait qu'à moitié raison.

Parmi tous les livres qu'occasionne ce 150e anniversaire, il en est un qui pourrait servir de viatique, si on voulait «comme pour la première fois» approcher et la vie et la pensée du fondateur de la psychanalyse : le Freud de Chantal Talagrand et René Major, en librairie le 11 mai. Les auteurs sont tous deux psychanalystes, et l'un, René Major, instigateur des états généraux de la psychanalyse (2000), philosophiquement proche de Jacques Derrida, occupe une place importante sur la scène intellectuelle (1) et est président de la Société internationale d'histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse. La biographie n'est donc pas leur «genre» naturel. Aussi leur Freud n'est-il pas une biographie au sens habituel du terme, ni ne suit de chronologie linéaire. Il n'est pas davantage la psychanalyse d'un patient nommé Sigmund Freud, lequel n'a eu besoin de personne, si on peut dire (c'était le fondateur !), pour s'autoanalyser. L'ouvrage relèverait plutôt d'une «biographie analytique», au sens où il se sert de la démarche de Freud pour l'appliquer à Freud, en étant attentif aux traces, aux «rejetons de l'inconscient» apparemment insignifiants, aux rêves déjà interprétés mais à relire au vu d'événements ultérieurs, et à ce qu'on a pu apprendre «après coup» de Freud, puisque la signification «d'une expérience ou d'une impression est différée dans le temps», et que «ce qui apparaît à retardement donne un autre sens à des empreintes laissées auparavant». Comme l'écrivent Talagrand et Major, «la méthode freudienne change l'écriture de l'histoire, y compris l'écriture de l'histoire de Freud».

Emprunté au grec analuein, le verbe analyser «inscrit deux motifs qui entrent en concurrence» : «l'un concerne la remontée (ana) vers le plus originaire, l'élémentaire ; l'autre est marqué par la déliaison, la dissolution (lysis)». Aussi, dès lors qu'elle s'appliquera à la psyché, au psychisme, l'analyse consistera-t-elle à «rechercher les traces des empreintes les plus archaïques, et à délier le trop de sens dans les rets duquel se trouve retenu le symptôme». C'est dans un article publié directement en français pour la Revue neurologique, «L'hérédité et l'étiologie des névroses» (2), que Freud utilise pour la première fois, en 1896, le terme de «psychoanalyse». Il a alors juste 40 ans. A la même époque, dans une lettre à Wilhelm Fliess, il parle, pour la première fois également, d'«appareil psychique», avec ses trois composantes : le conscient, le préconscient et l'inconscient. L'année précédente, il avait publié avec Joseph Breuer les Etudes sur l'hystérie. Entre 1887 et 1895, il aura avec Martha Bernays six enfants : Mathilde, Jean-Martin, Oliver, Ernst, Sophie et Anna. Le nom propre est «beaucoup plus chargé de signification inconsciente qu'on ne le croit, et conserve toujours, même dans notre monde rationnel, quelque chose de l'ancien pouvoir magique qu'il détenait». Freud, entre autres dans Totem et tabou, et dans ses analyses en général, s'est intéressé de près à la question des noms propres. Il n'est donc pas inintéressant ­ c'est un exemple typique de la méthode qu'utilisent Chantal Talagrand et René Major ­ de chercher à savoir d'où lui sont venus les prénoms qu'il a donnés à ses enfants.

La «chose génitale»

C'est la femme de Joseph Breuer qui s'appelait Mathilde. Claire est donc la reconnaissance «pour la constante sollicitude que ce couple lui avait témoignée et même pour l'aide financière qu'il lui avait apportée dans les moments difficiles». Mais, en évoquant le nom de Breuer, on fait revivre aussi toute une époque, décisive, de la vie de Freud. Breuer traitait l'hystérie par l'hypnose et, à l'occasion de la cure de «Anna O.», met au point la «méthode cathartique», dont on peut dire en raccourci qu'elle est quelque chose comme la «préhistoire» de ce qui sera la psychanalyse, au point que, de celle ci, Freud attribue à son ami la paternité. Il apportera lui-même le transfert, l'association libre, et se séparera de Breuer sur la question de l'étiologie sexuelle de l'hystérie puis de la névrose en général. Sur ce dernier point, il reprend plutôt les thèses de Jean-Martin Charcot, pour qui il fallait toujours remonter à «la chose génitale». Après avoir obtenu à Vienne le titre de Dozent (chargé d'enseignement) en neuropathologie, Freud obtient une bourse de voyage pour un séjour de six mois à l'étranger. En octobre 1885, il commence son stage chez Jean-Martin Charcot, à Paris, et observe les effets de la suggestion et de l'hypnotisme sur les patients hystériques. Le psychiatre de la Salpêtrière fascine littéralement Freud. «Aucun autre homme n'aura jamais eu autant d'influence sur moi», écrira-t-il. Mais l'hommage à Charcot «porte aussi le message de la future théorie de Freud déjà en germe». Freud s'imprègne également de la pensée d'Hippolyte Bernheim, de l'école de Nancy, mais c'est par le dialogue critique avec Jean-Martin Charcot que le Viennois aperçoit la nécessité de «libérer l'hystérique de son assujettissement à l'hypnose» et se convainc que, «si l'hystérique était submergé (e) par un affect dont sa conscience semblait tout ignorer de la cause, il devait y avoir un processus psychique, qu'il qualifiera plus tard d'inconscient, à même d'en rendre compte». Son premier fils, il l'appelle Jean-Martin.

Le «cercle des premiers disciples»

Freud prénomme son deuxième garçon Oliver, comme Oliver Cromwell, l'homme politique tant admiré dans son enfance, qui avait plaidé en faveur de l'installation des Juifs en Angleterre. Son troisième fils, il l'appelle Ernst, prénom qui évoque le grand physiologiste Ernst von Brücke, auquel il voue beaucoup d'admiration, tant pour ses qualités scientifiques que «pour son côté libéral et anticlérical». Freud a 20 ans lorsque, étudiant en médecine, il entre dans le laboratoire de Brücke, qui l'incite à s'occuper de l'histologie du système nerveux. Dans ses recherches, Freud n'est pas loin, là, de faire la découverte du neurone, ce qui sans doute eût fait de lui un prix Nobel mais ne l'aurait jamais conduit à fonder la psychanalyse. Il travaillera ensuite auprès de Theodor Meynert. Interne dans le service psychiatrique de Meynert à l'hôpital général de Vienne, il s'intéresse à un alcaloïde peu connu à l'époque, la cocaïne, dont il découvre les propriétés analgésiques et est tout près de découvrir les qualités anesthésiques. Finalement, l'inventeur de l'anesthésie locale par la cocaïne, si importante en petite chirurgie, sera Carl Koller, avec lequel il avait eu quelques échanges. S'il n'avait pas voulu quitter Vienne pour aller à Hambourg rejoindre sa fiancée, peut-être Freud n'eût-il pas été coiffé sur le fil par son confrère. Il y verra un «heureux contretemps». La célébrité viendra plus tard, et pour autre chose.

Les prénoms des enfants sont donc comme des traces qui balisent le parcours du Viennois, «de la médecine à la psychanalyse, en passant par des recherches sur la cocaïne, l'hypnose et la méthode cathartique». Mais ils ouvrent aussi à d'autres dimensions de la vie de Freud : Sophie reçoit le nom de la nièce du professeur Hammerschlag «chez qui dans son jeune âge, il s'était initié aux secrets des écritures», Anna, la cadette, celle qui suivra les traces de son père et deviendra psychanalyste, de «la fille de ce même professeur et peut-être aussi de sa soeur, Anna, mariée à Eli Bernays, grâce à qui il rencontre Martha». Ce qui «demeure le plus évident, de la part de Freud, dans l'acte de nomination est son détachement de la figure du père et son choix selon des critères d'admiration, d'estime ou d'amitié». Lui-même préférera Sigmund à Schlomo, prénom qu'il avait hérité de son grand-père paternel Ñ comme si l'essentiel était la «transmission de figures substitutives de pères librement choisis», l'affranchissement de la tradition familiale, la «libération de tout préjugé religieux ou national».

Chantal Talagrand et René Major ne suivent évidemment pas la seule «piste des noms» pour peaufiner leur «biographie analytique» : ils s'appuient sur les oeuvres mêmes de Freud, sa correspondance, ses voyages (l'étrange rapport avec Rome !), ses analyses des «cas» canoniques («l'homme aux loups», «Dora», «l'homme aux rats»...) ou du matériau onirique. A partir de 1900, date de la publication de l'Interprétation des rêves, «biographie» et «analyse», se confondent d'ailleurs. Et Freud le dira lui-même : «Ma vie n'a d'intérêt que dans son rapport à la psychanalyse.» Prend de l'importance, alors, le «droit à l'existence» que la psychanalyse revendique, contre toutes les puissances, religieuses, politiques, médicales, qui auraient voulu qu'elle avortât dans l'oeuf. Nombre de résistances vont peu à peu céder, quand d'autres demeureront à jamais. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que le développement de la psychanalyse doit aussi beaucoup aux fortes personnalités qui vont entourer Freud.

L'adhésion la plus problématique au «cercle des premiers disciples» est certainement celle du psychiatre suisse Carl Gustav Jung. Formé à la célèbre clinique du Burgholzli, où officiait son maître Eugen Bleuler («inventeur» des termes schizophrénie et autisme), Jung, de 1907 à 1909, est le «prince héritier» du mouvement, fonde la Société Sigmund-Freud de Zurich et, en 1910, au congrès de Nuremberg, devient le premier président de l'Association psychanalytique internationale (IPA). Freud, au début, a un grand respect pour Jung, qui lui ouvre la possibilité d'un débat sur la psychose et l'autisme, lui apporte une aura de scientificité non négligeable, et lui fait «profiler à l'horizon une sortie de la psychanalyse du ghetto de la judéité viennoise». Aux disciples viennois qui prennent ombrage de la promotion de Jung, Freud dit : «Vous êtes juifs pour la plupart, et par là inaptes à gagner des amis à la science nouvelle [...], il est absolument essentiel que je forme des liens avec des milieux scientifiques moins restreints. Je ne suis plus jeune et las d'être toujours sur la brèche. Les Suisses nous sauveront peut-être !» Les choses se passeront mal, pour des tas de raisons, à la fois personnelles et théoriques, et bientôt Freud et Jung divorceront. Comme le christianisme se scinde en catholicisme et protestantisme, la psychanalyse connaît son premier schisme : d'un côté le freudisme, de l'autre la psychologie des profondeurs jungienne. Dans le «cercle» demeurent ­ avant que ne se dessinent d'autres dissidences ­ Sandor Ferenczi, Otto Rank, Max Eitingon, Karl Abraham, Hanns Sachs (analyste de Rudolf Loewenstein, lui-même analyste de Jacques Lacan), Ernest Jones, Alfred Adler, Wilhelm Stekel... Puis apparaîtront les figures féminines, Lou Andreas Salomé, Helene Deutsch (dont la Psychologie des femmes servira de référence majeure au Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir), Jeanne Lampl-de-Groot, Ruth Mack-Brunswick, Muriel Gardiner, Melanie Klein, Marie Bonaparte...

Le «monstre»

L'implantation progressive de la psychanalyse s'accompagne naturellement de son ampliation théorique et de l'élaboration de ses concepts fondamentaux. De ses travaux avant la Grande Guerre, Freud accorde une importance particulière à Totem et tabou, qui fonde l'anthropologie psychanalytique. Il avait révélé comment le rêve réalise de façon déguisée des désirs inconscients, et comment la sexualité infantile joue un rôle essentiel dans la vie psychique : avec Totem et tabou, il entend «expliquer l'origine des sociétés et de la religion en donnant un fondement historique au mythe d'OEdipe et à l'interdiction de l'inceste». C'était l'amorce des analyses «du pouvoir, de la tyrannie, de la souveraineté, de la cruauté sociale, politique et religieuse, qu'il poursuivra jusqu'à sa mort». Les premières manifestations du cancer de la mâchoire sont de 1923. Freud devra portera dès lors une prothèse qu'il nommera «le monstre». Dix ans après, d'autres monstres viendront.

Dans la nuit du 10 au 11 mai, sur la Oberplatz, à Berlin, au son d'une musique patriotique, défilent torches à la main des étudiants, encadrés par des groupes de SA et de SS. On entend : «Contre ceux qui agitent la lutte de classe et prônent le matérialisme, je jette au feu les livres de Karl Marx.» Et plus loin : «Contre l'exagération de la vie instinctive qui désagrège l'esprit, pour la noblesse de l'âme humaine, je jette au feu les écrits de Sigmund Freud.» Celui-ci commentera : «Quel progrès n'avons-nous pas fait ! Au Moyen Age ils m'auraient brûlé ; aujourd'hui ils se contentent de brûler mes livres.» Il quittera Vienne, avec sa femme et sa fille Anna, en 1938, et s'installera à Londres, au 20 Maresfield Garden. Salvador Dali lui rend visite et fait son portrait. Le 23 septembre 1939, à trois heures du matin, il demandera, au bout de la souffrance, à ce qu'on lui injecte une forte dose de morphine. Lycéen, il disait avoir eu le «pressentiment d'une tâche qui ne s'annonçait d'abord qu'à voix basse» et qu'il formulera «haut et fort» dans sa dissertation de baccalauréat : «Je voulais apporter dans ma vie une contribution au savoir humain.» Ses camarades et ses professeurs l'ont sûrement pris, alors, pour un crâneur.

(1) Pour une approche du travail de Major, on peut lire, sur Internet, l'article de René Desgroseillers : «En son nom propre. La carrière et l'oeuvre de René Major» (http://pages.globetrotter.net/desgros/textes/major.html)

(2) Repris dans «Névrose, psychose et perversion»,PUF, 1973.

Chantal Talagrand & René Major Freud Gallimard, «Folio biographies»
source: Robert MAGGIORI -
Libération